05 | 2018
L’habitat semi-collectif en Tunisie
De la conception à l’usage
Une approche sémiotique de l’espace architecturé
Ines Dimassi Khiri(*)
Résumé | Entrée-d’index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur
Résumé ↑ |
L’objet de notre investigation vise la compréhension des phénomènes déterminant l’expression du modèle de l’habitat semi-collectif en Tunisie via l’analyse de la cité UV4 planifiée dans les années 1970 par la Société nationale immobilière de Tunisie. La particularité de ce modèle d’habitat est qu’il renvoie au partage de l’espace à des degrés divers entre les usagers, selon qu’il soit privé, collectif ou semi-collectif. Nous nous sommes intéressés au rapport entre espace architecturé et modes de vies, entre conception et usage de l’espace. Nous avons essayé de mettre en évidence le processus d’interaction entre la configuration de l’espace physique produit par le concepteur et les pratiques des usagers. Par la spécificité de ses dispositifs, le modèle d’habitat semi-collectif nous pousse à interroger les questions liées à l’urbanité, au voisinage, à la sociabilité et à l’intimité dans notre société. La confrontation des intentions sociales contenues dans le projet conçu avec les pratiques habitantes participe à la production de la connaissance sur la question complexe de l’habiter et des interactions entre espaces conçus et espaces vécus. Enfin, l’objectif de cette recherche est d’identifier les paramètres devant être pris en considération par les concepteurs lors de la phase de projetation en vue de réduire l’écart entre espace conçu et espace vécu.
Entrée d’index ↑ |
Mots-clés : habitat semi-collectif, partage de l’espace, conception, pratiques résidentielles, cité UV4.
Plan ↑ |
L’architecture, espace produit et habité
L’espace en tant que langage : une approche sémiotique
L’habiter comme ensemble de pratiques signifiantes
Genèse et expression de l’habitat semi-collectif
L’habitat semi-collectif à Tunis, de l’espace conçu à l’espace vécu : cas de la cité UV4
Texte intégral ↑ |
Notre recherche s’intéresse à la nature du rapport entre les configurations spatiales et les pratiques résidentielles, considérées en tant que systèmes symboliques articulés et signifiants. La sémiotique de l’espace est envisagée ici en tant que méthode nous permettant d’analyser et de révéler les structures profondes des configurations spatiales et des objets donnant du sens à l’environnement construit et habité. La particularité du modèle d’habitat semi-collectif étudié est qu’il renvoie au partage de l’espace à des degrés divers entre les usagers, selon qu’il soit privé, collectif ou semi-collectif. Nous nous intéressons dans cette recherche au rapport entre l’espace architecturé et les relations qui s’y tissent, en observant les actions qui cristallisent ces relations.
Afin de pouvoir étudier et comprendre ce rapport, nous allons nous intéresser dans un premier temps à la configuration de l’espace par le concepteur, ses intentions de départ, les pratiques collectives insinuées et suggérées. Nous nous pencherons ensuite sur les pratiques et appropriations effectives opérées par les usagers pour connaître les liens établis et le degré de partage de l’espace par les habitants.
Ce travail ambitionne d’élucider la nature du rapport entre conception et usage de l’espace architecturé et les enjeux qui leur sont liés. Il s’agit d’observer et comprendre ces deux processus, en vue d’une anticipation optimale et adéquate de l’usage par le concepteur et donc une meilleure appropriation de l’espace par l’occupant. Le processus de conception est entendu comme une pratique ayant pour objectif de transformer l’espace afin d’organiser ou de réorganiser la vie en société. Il est une manifestation des normes et des valeurs en vigueur et il suggère des manières d’être et de se comporter dans l’espace et en société. L’espace conçu est d’abord pensé, aménagé, conçu pour l’habitant futur, il est architecturé, pour être ensuite habité, soumis à l’usage, pratiqué, approprié.
Par ailleurs, le processus d’usage correspond à l’aptitude des usagers à s’approprier l’espace et à intervenir sur leur lieu de vie. L’habiter renvoie à l’idée d’une dynamique, d’un mouvement : habiter, c’est agir et interagir avec l’espace. Par extension, l’usager est un être agissant, quelles que soient les modalités d’action, puisque nous considérons que l’ensemble des pratiques, des représentations, des ajustements et des marquages sont des interventions sur l’espace habité.
Ainsi l’espace architecturé dépend non seulement des concepteurs (acteurs institutionnels, politiques, urbanistes, architectes), qui ont le pouvoir d’agir sur l’organisation spatiale, mais il est également modelé par l’appropriation des usagers.
Il y a donc deux façons d’appréhender l’espace architecturé. C’est sur cette relation entre l’espace conçu et l’espace vécu que nous désirons porter notre attention. Il s’agit ainsi de confronter l’espace conçu à l’espace vécu afin d’étudier les interrelations qui s’établissent entre la conception et l’usage de l’espace architecturé.
Les approches anthropologiques abordent le concept de l’espace architecturé en le considérant en tant que fait social et complexe où s’entrecroisent de multiples dimensions relatives à la dimension existentielle de l’être. Les études anthropologiques se basent le plus souvent sur le « vécu expérimenté » et accordent beaucoup plus d’importance aux systèmes de valeurs et de symboles. Certaines analyses anthropologiques considèrent même la maison comme étant « une cristallisation d’un système symbolique ». L’anthropologie nous permet d’aborder l’architecture en tant qu’ensemble complexe de phénomènes se rapportant à la dimension existentielle de l’être. A travers l’architecture on peut donc déchiffrer toutes sortes de paramètres liés au milieu humain, tels que les modes de vie, les formes d’organisation économique, sociale et politique ainsi que les systèmes symboliques et religieux.
Dans ce sens on peut ajouter que l’architecture a été créée par l’homme pour remplir des besoins d’ordre existentiel. Ces besoins nécessitent le déroulement de certains événements en relation les uns avec les autres, c’est-à-dire qu’ils obéissent à une certaine « temporalité qui s’exprime à travers les significations de la matérialité de l’espace et des objets ». Sous cet angle, on peut lire le phénomène architectural dans sa relation avec l’espace et le temps à la fois. D’autre part, l’homme vit souvent dans une communauté qui renferme elle aussi une certaine complexité qui peut se refléter à travers la configuration et l’expression de l’espace architectural. A. Cadoret énonce « qu’une société construit l’espace qu’elle occupe en fonction de déterminations allant de critères de l’usage à son système de représentation du monde, elle l’exploite, le transforme, le modèle. Toute société imprime sa marque dans son espace, et, en retour, l’espace apparaît comme un mode de manifestation ou d’expression de la société ». L’architecture devient ainsi un moyen permettant la lecture de la culture d’une société.
D’où l’intérêt d’une approche anthropologique qui se définit comme une science s’intéressant à la vie matérielle et symbolique de l’homme, elle s’intéresse entre autres aux modes de vie et aux habitudes socioculturelles.
La considération anthropologique nous mène à envisager l’architecture, en tant que produit humain, comme un système symbolique déterminé par un modèle culturel de symbolisation. On serait donc en présence d’un fait de communication qui informerait sur les pratiques symboliques du modèle culturel. D’après le sémioticien Umberto Eco, l’architecture a une fonction communicative qui l’apparente à un langage signifiant qui communique à travers des signes en fonction des codes culturels.
Notre rapport à l’espace est dominé par la dimension du sens. Un sens culturellement déterminé, inscrit dans un cadre historique et géographique. L’analyse sémiotique de l’espace architecturé a pour but de voir comment se manifestent, à travers le système symbolique, les comportements codés qui remplacent la communication linguistique, en postulant qu’il y a un déterminisme de l’architecture par les valeurs anthropologiques, et que le signe architectural doit être considéré comme un marqueur anthropologique.
C’est dans cette optique que nous nous intéressons aux phénomènes de conception et d’usage de l’espace architecturé en tant que systèmes symboliques déterminés par le modèle culturel du concepteur d’un côté (espace conçu) et par le modèle culturel de l’usager d’un autre côté (espace vécu).
Le concepteur conçoit l’espace en articulant des signes selon un code culturel de production, alors que l’usager interagit avec ces signes à la lumière du code culturel d’usage. L’adéquation entre espace conçu et espace vécu suppose que le modèle culturel de l’usager soit pris en considération par le concepteur dès la phase de projetation.
Nous essaierons dans cette recherche de mieux comprendre ces deux phénomènes en comparant les articulations symboliques de l’espace conçu et de l’espace vécu et en observant les systèmes culturels sur lesquels ils sont basés.
Notre quête a pour objet d’atteindre le niveau du sens donné à l’espace architecturé par les concepteurs et les usagers, inscrivant dans l’espace habité les valeurs abstraites, hiérarchisées, opposées et articulées qui donnent forme à leur univers mental.
L’approche pluridisciplinaire qui allie des champs aussi divers que l’architecture, la sémiotique et l’anthropologie, a pour ambition de comprendre les phénomènes déterminant l’expression de l’espace habité, considéré en tant que système articulé et signifiant. Le postulat des liens fondamentaux entre l’espace architecturé et les valeurs anthropologiques qui le déterminent comme éléments constitutifs de l’habiter est l’axe fort de nos interrogations.
L’habiter est envisagé en tant qu’ensemble de pratiques signifiantes qui donnent sens aux lieux. Il renvoie donc aux individus et à leur action dans l’espace en tant que marqueurs de leurs spécificités culturelles.
L’habiter est donc une conduite par laquelle les hommes donnent un sens à l’espace où ils vivent, sens qui à la fois les protège, renforce la permanence de leur identité et leur permet de faire face aux changements. L’habiter est donc intimement lié au concept d’identité et à celui d’appropriation de l’espace. Pour Heidegger, « habiter » c’est « être », le philosophe établit d’ailleurs une filiation étymologique entre « j’habite » et « je suis », utilisés indistinctement en vieil allemand. Habiter, c’est vivre, exister, se situer, se positionner, s’insérer dans un groupe, dans un temps donné. Mais habiter, c’est également s’approprier son environnement spatial, le marquer de ses habitudes sociales et culturelles et en être marqué en retour. Dans Le droit à la ville, Henri Lefebvre fait la distinction entre habitat et habiter. L’habitat désigne le cadre matériel figé de la ville, alors que l’habiter correspond à la ville en mouvement, où vivent et agissent les habitants, où s’expriment les modes d’appropriation sociale de l’espace. La notion d’appropriation de l’espace véhicule l’idée d’une adaptation, d’un ajustement, voire d’une transformation, et donc d’une capacité à agir sur l’espace grâce à des savoirs et savoir-faire incorporés par les groupes sociaux. L’intériorisation de cette « compétence à habiter » passe par ce que Pierre Bourdieu appelle l’habitus, c’est-à-dire les habitudes et les dispositions acquises au cours de la socialisation, liées à l’expérience biographique d’un individu et à l’histoire collective incorporée, et donc propres à une culture ou à un milieu social donné. Selon Bourdieu, « on peut occuper physiquement un habitat sans l’habiter à proprement parler si l’on ne dispose pas des moyens tacitement exigés, à commencer par un certain habitus. Si l’habitat contribue à faire l’habitus, l’habitus contribue aussi à faire l’habitat, à travers les usages sociaux, plus ou moins adéquats, qu’il incline à en faire ». L’habiter renvoie encore une fois à l’idée d’une dynamique, d’un mouvement : habiter c’est agir et interagir avec l’espace. Par extension, être habitant c’est être agissant, quelles que soient les modalités d’actions, puisque nous considérons que l’ensemble des pratiques, des représentations, des ajustements, des marquages et/ou des formes d’identification sont des interventions sur l’espace habité.
L’habiter renvoie à des phénomènes d’appropriation de l’espace qui sont entendus comme l’ensemble des actions des hommes sur l’espace consistant à lui donner des configurations spatiales matérielles et des significations. En fait, en même temps que les habitants mettent en conformité les lieux avec leurs habitus, ils composent avec le contexte spécifique dans lequel ils le font et élaborent ainsi des compromis plus ou moins satisfaisants. Ils vont alors transformer, réajuster, adapter, rectifier, valoriser ou dévaloriser un espace jusqu’à parfois l’annuler.
Les usages ne sont intelligibles que par les significations que les individus accrochent à cet espace. Habiter l’architecture ce n’est pas nécessairement la subir, c’est parfois s’adapter, l’ajuster, s’accommoder. C’est dans cet ordre d’idée que nous proposons une démarche qui prolonge la conception de l’habiter en l’associant à une approche sémiotique. Celle-ci examinerait l’habiter en tant qu’ensemble de signes qui signifient les pratiques des lieux par les individus. Ces signes signifieraient donc la présence de l’homme dans l’espace. Ainsi, l’espace ne prend sens qu’à partir des actions accomplies.
La volonté de repenser et de requalifier le mode d’habiter aurait fait son apparition en Occident peu après la Renaissance, période où apparaît le mouvement humaniste qui place les valeurs humaines au centre de la pensée. De nouvelles prérogatives relatives au mode d’habiter ont été formulées par des architectures qui se veulent au service de l’homme et basées sur les principes de liberté, d’égalité, de dignité et de bien-être. C’est à ces fins qu’ont été créés des modèles d’habitat innovants qui se voulaient en rupture avec les modèles préexistants. Parmi ces expériences novatrices, certaines visaient la transformation de la société, et avaient comme programme le changement de l’homme par le changement de l’architecture.
A partir des années 1960, plusieurs intellectuels sociologues, psychologues mais aussi architectes et urbanistes ont dénoncé les modèles d’habitat conçus d’après cette vision civilisatrice de l’architecture. Ils y ont pu constater une fragmentation du contexte de l’habiter duquel a été exclu l’homme culturel et social. L’émergence de nouvelles méthodes de conception qui prennent en compte les aspirations des habitants, leur pluralité, leurs habitudes résidentielles, etc., dénote cette aspiration d’habiter autrement et marque le passage de revendications « quantitatives » vers des revendications plus « qualitatives ».
Le modèle d’habitat appelé semi-collectif a lui aussi connu une évolution similaire. Partant de considérations visant à imposer un mode de vie déterminé en fonction de l’idéologie des concepteurs et d’une vision donnée de la société, l’habitat semi-collectif a évolué vers des modèles plus conciliants qui expriment les spécificités culturelles de leurs habitants et les conditions de leur cohabitation. Parmi les architectes qui ont formulé des propositions innovantes dans la conception de l’habitat semi-collectif, nous pouvons citer les expériences de l’agence Candilis, Josic et Woods ou encore celles de Jean Renaudie. Ces derniers considèrent que le renouveau architectural doit favoriser les évolutions sociales. Pour eux, la conception de l’habitat est l’occasion d’anticiper les formes d’organisation sociale de demain, de projeter dans l’espace les changements sociétaux qu’ils observent. Ils se positionnent en rupture avec les modèles de logements communément répandus et proposent des innovations susceptibles, selon eux, de favoriser le bien-être des habitants, d’encourager l’évolution des modes de vie et de participer à la transformation de la société.
Leurs expérimentations sur le logement se situent à trois échelles. Parce que le logement est d’abord l’espace du privé, du repli et de l’intimité de la famille, la première échelle concerne les modes de vie à l’intérieur du foyer. La deuxième est celle du logement intégré dans un ensemble d’habitation, et enfin, parce que le logement est constitutif de la ville, la troisième échelle est celle des liens entre le logement et les autres fonctions de la vie urbaine, services et équipements de la vie quotidienne.
Le modèle d’habitat semi-collectif a été introduit en Tunisie, dans la première décennie qui a suivi l’indépendance du pays, par la première génération d’architectes ayant étudié l’architecture en France. Leur intention de départ était de rapprocher ce modèle d’habitat de l’habitant tunisien, conjuguée à la volonté de l’initier à un mode d’habiter hérité du passé, une certaine manière de vivre en collectivité. La cité UV4 est ainsi, en Tunisie, l’une des premières expériences d’habitat semi-collectif. Ses concepteurs avaient comme référence les premiers essais d’habitat semi-collectif d’architectes occidentaux des années 1960 tels que ceux de Candilis et Woods à Casablanca, de Bardet et d’Andrault et Parat et de Jean Renaudie en France, issus d’une vision de l’habitat axée sur la cohabitation entre voisins et le « vivre ensemble ». La cité UV4 constitue donc notre corpus d’étude et est observée en tant que :
– modèle conçu, pensé et imaginé par les concepteurs pour des usagers futurs, d’une part,
– modèle perçu et habité par ces mêmes usagers d’autre part.
Nous nous intéressons plus particulièrement aux espaces limitrophes de la cité qui se situent à l’interface de l’espace exclusivement privé (le logement) et de l’espace intégralement public. Ces espaces intermédiaires constituent une des spécificités de l’habitat semi-collectif et cristallisent les pratiques d’appropriation relatives à la cohabitation entre voisins, à la sociabilité, à l’intimité.
Nous avons choisi cette cité pour deux raisons majeures :
– Il s’agit d’une des premières opérations d’habitat semi-collectif en Tunisie, introduit dans le pays dans les années 1970. Il se caractérise par des configurations spatiales qui renvoient au partage d’espaces communs ainsi que des dispositifs dont l’objectif est de favoriser la cohabitation et les liens de sociabilité entre les habitants. Il est composé de lieux publics, semi-publics et privés.
– Le début des années 70 est une période marquée par la transition, par l’instrumentalisation de l’espace par l’État et par une politique en direction des classes moyennes qui exprime les choix de la modernité et donc une fragmentation du modèle culturel originel.
La cité est organisée en Unités de voisinage constituées par un nombre défini de logements assemblés en modules. L’unité de voisinage constitue une échelle intermédiaire entre l’échelle du quartier et celle de l’espace privé et intime de l’espace domestique. Nous pouvons apparenter cette entité urbaine aux principes d’aménagement de Candilis qu’il explique comme suit : « lorsque nous avons eu à répartir un très grand nombre de logements, nous avons cherché à établir un groupement intermédiaire d’une taille raisonnable entre la cellule individuelle et le nombre total de logements. En articulant ce groupement intermédiaire, il a été possible d’établir une échelle compréhensible à l’homme ». Ainsi, même en concevant un habitat pour le plus grand nombre, l’homme reste toujours au centre des préoccupations. Les entités articulées de taille réduite permettraient à l’habitant de mieux maîtriser l’espace pour pouvoir se l’approprier par la pratique. Les unités de voisinage peuvent être assimilées à de petits quartiers dans le grand ensemble de la cité. Elles accueilleraient un groupe limité de voisins qui entretiendraient des relations particulières et partageraient les espaces communs qui leur sont réservés.
Fig. 1. Vue aérienne sur la cité UV4. (Crédit de l’auteur)
L’articulation des entités d’habitation au sein des unités de voisinage est issue de l’imbrication des modules les uns dans les autres, ce qui engendre un groupement d’habitations accolées et qui s’interpénètrent. Ce type d’aménagement est similaire à celui réalisé par Jean Renaudie à Givors, où il rompt avec les principes architecturaux et urbanistiques de la Charte d’Athènes. Son principe de « complexité » repose sur la variation infinie de la disposition des logements. Il prône l’imbrication et l’interpénétration des volumes : « les groupes d’habitation devront être conçus sous la forme de villages. Plus de lotissement avec parcelles et maisons isolées, mais au contraire des constructions imbriquées les unes dans les autres ». En effet, la forme de l’unité de voisinage rappelle celle de la Huma dans les médinas, constituée par des maisons accolées construites par agrégation au fil du temps et habitées par des individus partageant des liens d’appartenance (familiale, sociale, etc.).
Fig. 2 et 3. Reconstitution en 3D d’une unité de voisinage. (Élaboration de l’auteur)
Dans notre analyse nous avons observé les espaces spécifiques, espaces-clés qui condensent en quelque sorte les caractères marquants de cet ensemble résidentiel semi-collectif. Cette architecture, par la spécificité de ses dispositifs nous pousse à interroger les questions liées à l’intimité, au voisinage et à la sociabilité. Il s’agit de dispositifs spatiaux qui recoupent le plus finement possible ces trois dimensions qui articulent notre recherche tels que les terrasses, les espaces publics résidentiels limitrophes aux logements, les rues, etc. Ces dispositifs mis en place par les concepteurs visent à imposer la rencontre des uns et des autres. Leur appropriation par les habitants constitue sans doute l’emblème le plus visible ou la mise en acte la plus évidente de cohabitation (davantage que ce qui se joue à l’intérieur des logements). Les formes de sociabilité et de maîtrise des relations sociales se reflètent à travers les rapports de l’individu à l’espace.
L’approche sémiotique envisagée nous a permis d’identifier les entités syntagmatiques, formes signifiantes projetées et produites par le concepteur d’un côté, et des formes d’usage des habitants, de l’autre.
L’analyse de l’espace conçu aborde en premier lieu le contenu, c’est-à-dire la signification, ensuite l’expression des entités syntagmatiques. En revanche, l’analyse de l’espace vécu aborde au préalable l’expression de ces mêmes entités pour ensuite en révéler la signification profonde.
Nous allons présenter le premier cas de figure en termes de comportements récurrents soit l’agrandissement des espaces privés et leur extension sur le trottoir. Nous avons d’abord essayé de comprendre la signification donnée par les concepteurs à l’entité « voie piétonne ». L’analyse de leurs discours a révélé leur volonté de recréer certaines des spécificités urbaines du quartier traditionnel la Houma. A l’instar de celle-ci, les unités de voisinage de la cité UV4 comprennent des espaces collectifs piétons liés au logement. Ceux-ci sont constitués de rues, ruelles et impasses dont le rôle est de favoriser la rencontre et tisser des liens de cohabitation et de partage entre habitants d’une même unité de voisinage.
L’analyse du plan du contenu a permis de révéler deux phénomènes récurrents :
– la privatisation d’une partie de l’espace piéton limitrophe au logement : l’espace privé empiète sur l’espace semi-privé de la rue pour créer des réserves territoriales dont l’objectif est de tenir à distance l’autre, le voisin et de contenir la capacité d’intrusion de la collectivité de son chez-soi. La création d’un entre-soi sous forme de réserves territoriales protectrices, délimitées soit par des grilles, soit par des barrières végétales constituent des stratégies de protection et de préservation de l’intimité de l’espace domestique.
Fig. 4. Privatisation de l’espace collectif contigu aux logements : création de réserves territoriales sous forme de jardinets clôturés. (Crédit de l’auteur)
Fig. 5. Construction d’une clôture autour d’un espace collectif pour l’intégrer à l’espace privé du logement. (Crédit de l’auteur)
Fig. 6. Privatisation de l’espace collectif situé devant le logement afin de créer un espace de transition privé entre la rue et le logement. (Crédit de l’auteur)
– l’extension des logements sur les espaces publics limitrophes : la privatisation et l’extension des logements sur les espaces publics limitrophes proviennent d’un désir d’augmentation de la surface couverte du logement, ce qui lui confère une plus-value foncière.
Fig.7. Extension du bâti (partie peinte en gris) sur l’espace collectif. (Crédit de l’auteur)
Fig. 8 et 9. Construction d’un abri de voiture à usage privé sur l’espace collectif de la rue. (Crédit de l’auteur)
Il en résulte une modification de l’organisation syntagmatique initiale soit par l’ajout d’un espace tampon vécu comme un retrait par rapport à la sphère publique, soit par l’annexion d’une partie de la sphère collective dans la sphère privée.
Notre analyse de la cité a révélé un écart entre les pratiques envisagées par les concepteurs et les pratiques effectives des habitants.
L’analyse de l’espace conçu a révélé l’idée sous-jacente des concepteurs d’inculquer une manière de vivre-ensemble, de tisser des liens, de cohabiter et d’occuper des espaces collectifs. Les concepteurs avaient l’ambition de donner aux logements les qualités de la maison individuelle, encore l’idéal des familles tunisiennes, et de faciliter la vie communautaire grâce à des dispositifs spatiaux communs. Cette volonté découle d’un paradoxe de la part des concepteurs qui veulent insuffler une vie communautaire dans un ensemble résidentiel constitué de maisons individuelles spacieuses et ouvertes sur leur voisinage. Voulant tout à la fois offrir à leurs occupants les avantages de l’autonomie d’un côté, la sociabilité et l’ouverture de l’autre côté. Cette vision véhicule l’idéalisation par les concepteurs d’une communauté spatiale où le voisinage formerait une entité spatiale déterminée par la proximité de résidence.
Dans ce contexte de cohabitation, on peut se demander si l’architecture favorise ou non les sociabilités de voisinage. L’analyse de l’espace vécu nous a permis de sonder les significations que les individus accrochent à leur espace résidentiel.
Bien qu’ils aient fait le choix d’habiter cette résidence, et donc d’intégrer un fonctionnement semi-collectif au bénéfice d’un collectif protecteur et rassurant, on observe que les habitants de la cité n’investissent pas les espaces collectifs de la cité. Qui plus est, les espaces proposés leur apparaissent comme contraignants. Les habitants se saisissent de leur pouvoir configurateur pour réajuster, réadapter, fermer les espaces ouverts, etc. Le modèle d’habitat proposé ne correspond pas à leurs normes culturelles d’habitation.
L’analyse nous a permis de constater que les dispositifs spatiaux visant à imposer les échanges entre les habitants ont constitué un frein à la sociabilité. En obligeant les gens à se regarder, à se croiser, à se rencontrer, cette architecture a provoqué une réaction de défiance et de retrait, à l’inverse des objectifs affichés par les concepteurs. On observe une résistance à obéir à ces injonctions à la convivialité et à la sociabilité, chacun cherchant à circonscrire son domaine et préserver ses acquis.
La trop grande visibilité de chacun s’apparente souvent à « être exhibé » ou à « s’exhiber ». La crainte de l’ouverture et de la transparence a entraîné un certain repli sur soi et un rejet des espaces communs. Se sentir vu, perçu, entraînerait un comportement d’évitement et de retrait plutôt que d’ouverture. Les dispositifs mis en place vont à l’encontre des normes et des valeurs des usagers concernant l’intimité et la sphère du privé. La crainte du contrôle social constituerait un frein à la sociabilité. Plus globalement cette attitude peut être interprétée comme un refus de participation à la vie collective de la cité.
Cette étude montre que la notion d’intimité a une force structurante dans la culture tunisienne. La cohabitation ne peut s’établir sans protection de l’intimité, sans établissement de l’autonomie de chacun et le libre choix de se voir et de se croiser.
Les concepteurs pensent avoir un rôle civilisateur et pensent pouvoir imposer des comportements par des formes architecturales. Or, malgré la relative proximité des statuts sociaux et des modes de vie, il n’y a pas de désir de proximité. Il n’y a pas constitution d’une communauté spatiale.
Les micro-espaces de vie et de solidarité communautaire du modèle médinal qui a inspiré les concepteurs étaient fondés essentiellement sur des liens de parenté et d’appartenance à une communauté. Ils sont aujourd’hui largement disloqués et fragmentés. La sociabilité se fait désormais dans les lieux de consommation tels que les cafés, les restaurants et les équipements de la vie quotidienne auxquels la cité ménage une part grandissante.
Il n’y a pas de consensus sur les manières de se comporter dans l’espace collectif qui suppose le bon maintien des parties communes et qui évite leur dégradation. Il n’y a pas une façon de vivre ensemble, mais au contraire le refus des rapports de voisinage avec toutes les positions intermédiaires et la volonté de limiter les échanges avec les autres habitants. Car la bonne entente dans un lieu implique un consensus et l’adhésion à des valeurs, des normes et des codes communs.
La confrontation des intentions sociales contenues dans le projet conçu avec les pratiques habitantes participe à la production de la connaissance sur la question complexe de l’habiter et des interactions entre espaces conçus et espaces vécus. Sous cet angle il apparaît essentiel dans la conception d’un ensemble résidentiel semi-collectif de réfléchir à la manière dont les espaces collectifs résidentiels pourraient créer une vie sociale salutaire pour leurs futurs usagers, même s’il s’agit du plaisir à être tout seul tout en étant ensemble. La mission du concepteur consisterait alors à penser le rôle social des espaces intermédiaires et à élaborer une programmation précise des usages et pratiques de ces espaces, conformément au contexte culturel et au système de valeurs des habitants futurs. C’est bien autour de la question du comment prendre en charge ces espaces collectifs résidentiels que se jouent les qualités de ces derniers, et non seulement du pourquoi.
L’architecture apparaît, dans le cadre de cette recherche, comme un dispositif modalisant l’action susceptible de s’y dérouler. Si la conception de l’espace n’intègre pas dès le départ les codes d’usage, l’utilisation de l’espace différera de ce que les concepteurs auront imaginé. L’usager ne pourra pas interagir avec l’espace de la manière dont l’aurait souhaité le concepteur car il n’en connaît pas les codes d’interprétation. Il va réarticuler la chaîne syntagmatique selon ses propres référents. Il procèdera à des rajouts, des modifications, des transformations comme ceux qui ont été observés dans l’analyse de la cité UV4. Il y aura donc une fission sémantique.
Sous cet angle, il apparaît primordial pour tout acte de conception et d’aménagement de l’espace de resituer l’usager futur dans sa véritable échelle vis-à-vis de l’environnement naturel, culturel et humain dans lequel il s’insère, afin d’envisager toute conception dans la durabilité.
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Pour citer cet article ↑ |
Ines Dimassi Khiri, « L’habitat semi-collectif en Tunisie. De la conception à l’usage : une approche sémiotique de l’espace architecturé », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’architecture maghrébines [En ligne], n°5, Année 2018.
URL : http://www.al-sabil.tn/?p=4389
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* Assistante à l’Institut supérieur des technologies de l’environnement, de l’urbanisme et du bâtiment, Université de Carthage. Membre de l’Unité de recherche sémiotique des espaces architecturés à l’Ecole nationale d’architecture et d’urbanisme de Tunis.