Genèse d’une gare, genèse d’une ville
Cas du quartier de la gare des voyageurs de Tunis
Mennana Mansour (*)
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Résumé ↑ |
Dans toutes les villes importantes, les logiques d’implantation des gares, ont fait l’objet de divers questionnements.
En effet, qu’elle soit une gare terminus ou une gare de passage, jalonnant le parcours de la ligne de chemin de fer, la gare a joué un rôle important dans le développement, l’extension et l’organisation de l’espace urbain.
Ainsi la création des gares a-t-elle été pour les villes, l’occasion de se développer et de se restructurer voire d’inaugurer de nouveaux centres de gravité cohérents et autonomes.
Nous nous proposons d’analyser l’incidence de l’implantation de la gare ferroviaire de voyageurs de Tunis sur la naissance et le développement de son quartier, et d’appréhender par ce biais, la gare comme élément structurant du tissu urbain et non seulement comme objet technique propre au réseau de transport.
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Mots-clés : Tunis, gare ferroviaire, Place Barcelone, espace urbain, transport en commun.
Plan ↑ |
Introduction
1-Contexte de l’implantation de la gare ferroviaire de Tunis
2-Le quartier de la gare de Tunis : genèse et évolution
Conclusion
Texte intégral ↑ |
Dès la création du chemin de fer au XIXe siècle, lorsqu’on construisait une gare dont les environs étaient déserts, elle devenait progressivement le centre autour duquel s’implantaient des industries, des magasins et des logements. Plus tard apparaissaient des centres commerciaux, des entreprises et des bureaux. Ainsi une nouvelle ville naissait.
La gare ferroviaire a constitué et constitue encore l’un des nouveaux pivots de la ville. C’est un point d’articulation autour duquel la ville moderne va se développer et s’organiser.
A l’étranger, en Angleterre, en Allemagne et aux Etats Unis de nombreuses villes doivent leur croissance au chemin de fer et à l’implantation de leurs gares.
En Tunisie Gâfour, Jendouba, Bou Salem, Métlaoui, etc., sont des villes qui ont été créées suite à l’implantation de leurs gares. Pratiquement, toutes les villes desservies par le chemin de fer et dotées de gares ont subi une influence majeure dans leurs tracés urbains (Tunis, Sfax, Sousse, toute la banlieue sud, etc.).(1)
Fig. 1. Gâfour et son village des cheminots. Source : SNCFT 2010.
Ainsi, en tant que nœud ferroviaire, la gare a joué et joue encore un rôle important dans le développement de l’urbanisation. Cependant, avec ses voies ferrées, elle s’impose souvent comme une coupure dans le tissu urbain avec une zone d’ateliers et de dépôts.
Ainsi, tout en favorisant la croissance de la ville, la gare va apparaître, parfois, comme un handicap qui freine le développement du tissu urbain.Tout comme celui-ci, une fois étendu, peut constituer un obstacle au développement de la gare. Cette dialectique entre gare et ville révèle les relations très sensibles et complexes entre les deux concepts.
Fig.2. La gare ferroviaire et ses voies : une coupure dans le tissu urbain. Source : Centre George Pompidou, 1978
A Tunis, la gare des voyageurs a constitué un noyau d’urbanisation pour la ville moderne. En effet, avec l’implantation de la gare vers la fin du XIXe siècle (plus précisément vers 1877), le quartier autour de la gare, dont le bâti était peu étendu, commença à évoluer et à être urbanisé pour acquérir sa configuration actuelle. Ces environs étaient des basses terres occupées par des cultures maraîchères, destinées à la consommation de la population tunisoise.
Nous nous proposons alors d’examiner la problématique de la genèse du nœud ferroviaire tunisois, ses conséquences sur l’évolution de son quartier en étudiant la mutation de ce dispositif et son articulation avec les différents éléments du réseau ainsi que ses effets sur l’organisation du quartier de la gare (sur la voirie,le bâti, les fonctions urbaines et la circulation….).
I- Contexte de l’implantation de la gare ferroviaire de Tunis
1 -Trois grandes puissances, trois gares
La création du chemin de fer en Tunisie date de l’époque précoloniale. Cette époque a été marquée par une guerre entre les puissances coloniales à savoir la France, l’Angleterre, et l’Italie, qui rivalisaient à propos des équipements ferroviaires en tant que moyen de pénétration coloniale.
En effet, dès 1850, plusieurs entreprises étrangères avaient fait des offres pour obtenir la concession du chemin de fer en Tunisie. Mais aucun avis favorable n’avait été accordé par le gouvernorat tunisien. Cette période notamment marquée par des travaux de prestige, et une politique financière catastrophique de Khaznadar abouti finalement, à la révolte de 1864(2). Plusieurs demandes d’obtention de concession avaient été envoyées par des compagnies américaines, anglaises, espagnoles, françaises et italiennes: « la Hollande (1859); la France à six reprises (1861-1862-1864 et deux fois en 1865); les Etats-Unis (deux fois en 1863) et enfin l’Italie (1863 -1864)»(3)
La Tunisie suscitait ainsi des appétits et aucun pays ne voulait lâcher le « morceau tunisien ». La concession la plus demandée fut, au départ, la ligne partant de Tunis et desservant la Goulette, le Bardo et l’Ariana avec quelques variantes. « Dans toutes ces démarches, Léon Roches, consul de France semblait devoir arracher la concession au Khaznadar »(4).
Seulement, le 23 août 1871 et « grâce à l’appui du dynamique consul britannique R.Wood, la compagnie anglaise Pickering a pu obtenir la concession d’un chemin de fer reliant Tunis à la Goulette (16 km), qui sera inauguré le 21 Août 1872 par le Bey alors que la ligne fut ouverte au public le 2 Septembre 1872»(5). Ainsi se construisait la première station ou gare ferroviaire à la Goulette par les Anglais en 1872.
En octobre 1873, une nouvelle ligne reliant Tunis au Bardo, est construite, occasionnant la construction de la deuxième gare ferroviaire anglaise ou gare du nord. Située à l’actuelle rue de Rome,elle assurait la liaison de Tunis au Bardo, d’où partait aussi la ligne de Tunis la Goulette et la Marsa. Toutefois, l’exploitation de cette ligne T.G.M. par la- compagnie anglaise Pickering fut loin de donner les résultats escomptés. Au bord de faillite, la compagnie exploitante rechercha un acquéreur capable de la soulager de cette affaire non réussie.
L’italien Rubbatino, largement soutenu politiquement par le cabinet de Rome est déclaré adjudicataire de la ligne T.G.M en 1874 y compris, les deux embranchements minuscules du Bardo et de la Marsa. La gare de la rue de Rome prend ainsi l’appellation de la gare italienne parce qu’elle donne accès au chemin de fer exploité par la compagnie Rubbatino au moins pendant dix-huit ans(6). D’un autre côté, la compagnie française Bône Guelma, déjà tutelle du réseau ferroviaire algérien obtient, dés Février 1877, la concession des chemins de fer de Tunis à Jendouba et c’est la première voie ferrée à travers la vallée de Medjerda reliant Tunis à Souk El Arba ou Jendouba actuellement.
Le gouvernorat tunisien fournira les terrains nécessaires à la construction des gares et des dépôts ainsi que l’emplacement d’une route de cinquante mètres de largeur sur tout le parcours à construire pour l’installation de la voie ferrée, et c’est ainsi l’occasion de construire la gare française ou gare du Sud, qui s’achève aux environs de 1877.
La gare française, ou gare actuelle de Tunis, est une gare tête de ligne du réseau ferroviaire français, implantée au sud de l’axe de la marine (actuellement axe Habib Bourguiba).
Ainsi bien avant le protectorat, la présence de trois puissances internationales a marqué le territoire tunisois et le développement du transport ferroviaire en Tunisie jusqu’au XXe siècle par la création des tracés ferroviaires qui ont constitué une délimitation territoriale entre ces trois puissances et plus particulièrement les deux puissances française et anglaise. Ainsi l’implantation des gares en Tunisie fut effectuée successivement et selon l’ordre chronologique suivant : la gare anglaise ou gare de la Goulette en 1872, la gare italienne à la rue de Rome en 1874(7)et enfin la gare française objet de notre étude en 1877.
2- Extension du réseau et importance du nœud ferroviaire tunisois
Après l’inauguration de la ligne Tunis la Goulette, la deuxième ligne ferroviaire créée en Tunisie est le tronçon Tunis-Bardo en 1872, avec une longueur de 5 km qui partait de la gare italienne « suivant les remparts de la ville, de Bâb Elkhadra à Bâb Saadoun, avant de se diriger vers le Bardo »(8). Ces deux premières lignes ferroviaires furent d’abord exploitées par les Anglais puis par la compagnie italienne Rubbatinoà partir des années 1874. L’embranchement Tunis-Bardo devait être abandonné en 1900 vu sa faible rentabilité.La compagnie française Bône Guelma eut l’accord pour la construction de la première ligne française en Tunisie à savoir la ligne de la Medjerda et ses embranchements en février 1877 qui relie Tunis a Oued Zargua et ce dans le souci de relier Tunis à la frontière algérienne.
Ensuite, bien avant la colonisation, et dans le cadre d’un programme bien tracé visant à étendre l’empire de la Métropole française en Afrique, se succédaient l’ouverture des lignes françaises mises en exploitation par le réseau tunisien(9).
- Tunis à Tebourba (34 km) en juin 1878
- Tebourba à Medjaz El Bâb (31 km) en septembre 1878
- Medjaz El Bâb à Oued Zargua 30 décembre 1878
- Oued Zargua à Beja (21 km) en septembre 1879
- Beja Souk Elarba (ou Jendouba actuellement) (48 km) en décembre 1879.
- Jendouba à Gardimou (36 km) :30 mars 1880
A la veille du protectorat, Tunis était dotée d’un véritable réseau ferroviaire : le T.G.M. au nord, le train de banlieue de Hammam – Lif (tracté à la vapeur), au sud qui relie Tunis à ces 5 localités voisines de banlieue. Les lignes inter-urbaines partant de la gare de Tunis vers la frontière algérienne au nord ont été établies dès les années 1877 en voie normale(10).Alors que celles en direction du Sahel et du Cap Bon puis du Sud ont été exécutées en voie métrique respectivement, vers les années 1892 et 1901.
Ainsi, en jetant un coup d’œil sur la carte de chemin de fer de la Tunisie, on voit que, vers les années 1916, Tunis a été reliée aux principales villes du Nord (à savoir Bizerte, Souk Elarba, le Kef…) du Cap Bon (Grombalia, Hammamet, Nabeul,…) et de la côte orientale (Kairouan, Sousse, Mahdia, Sfax et Gabès…).
Fig. 3. Carte du réseau ferroviaire tunisien en 1916. Source : H. Azzabi,2006.
Tunis a aussi été reliée aux principales régions agricoles du tell septentrional, du Haut Tell et du Tell oriental.Enfin, elle a été reliée aux gisements de phosphate de Kalaat Essenan et de Kalaa Djerda, aux mines de fer de Djerissa, ainsi qu’aux principales mines de plomb et de zinc.
Le réseau ferroviaire tunisien était guidé par des objectifs ciblés, clairs et précis dont les plus importants consistaient à « créer un moyen de pénétration efficace aux troupes militaires pour qu’elles puissent intervenir rapidement en cas de besoin, assurer dans les meilleures conditions le transport volumineux des céréales et des minerais vers le pays colonisateur»(11).
La gare de Tunis était et demeure un point de croisement pour toutes les liaisons ferroviaires qui ont contribué à accroître la fonction nodale et commerciale de Tunis.
II-Le quartier de la gare de Tunis : genèse et évolution
1- Nouvelle ville, nouveau quartier
Au début du XIXe siècle, et à l’est de la médina de Tunis, une ville neuve commença à se développer dans les années qui précédèrent l’installation du protectorat. Une structure d’ensemble de ville commença à s’ébaucher. Les constructions bordèrent de part et d’autre la future avenue de France et formèrent un noyau compact au nord de cette artère : c’est le vieux quartier français ou quartier franc.
Fig. 4. Le vieux quartier franc et la gare française en dehors de la médina. Source : J. Ganiage, 1955.
En effet, dès les années 1870, ce quartier avait excédé déjà ses limites pour se développer au de-là de Bâb el-Bhar. Selon le traité du Bardo, ce quartier devait s’étaler de plus en plus entre la médina et les rives du lac (Fig.5).
Le site de cette ville était très particulier et comportait de nombreux inconvénients pour l’accueil d’une ville nouvelle. Sa forme longitudinale se réduisait à une étroite bande de terre de quelque huit cents mètres de largeur qui s’étendait du nord au sud sur trois kilomètres, dont le sol était constitué de vases et sables mal consolidés. De plus, le site était situé en contrebas de la médina et s’élevait à peine au-dessus de la mer.
Fig. 5. Le site de la nouvelle ville de Tunis. Source : P. Sebag, 1998.
Ces basses terres étaient occupées en partie par des jardins maraîchers ou s’étendaient de vieilles nécropoles et des cimetières de différentes communautés.
Enfin, la zone était traversée par de nombreuses voies ferrées ou « enserrée dans un véritable collier de fer ».De la gare française partait la voie ferrée à la frontière algérienne exploitée par la compagnie française Bône Guelma; de la gare italienne au nord, partaient les voies ferrées reliant Tunis, l’une au Bardo, l’autre à la Goulette et à la Marsa, exploité par la compagnie italienne Rubbatino.
Malgré tous les points négatifs du site, le développement du quartier franc en dehors de Bâb Bahar et la construction d’un nouveau siège du consulat français en 1860 sur l’avenue de la Marine étaient des raisons suffisantes pour édifier la nouvelle ville à l’est de l’ancienne poursuivant ainsi une évolution amorcée avant l’occupation française. L’avenue de la Marine (l’axe Habib Bourguiba) allait constituer l’axe principal autour duquel se feraient l’expansion et le développement de la nouvelle ville.
Vers les années 1881 et lors de l’installation du protectorat, la structure d’ensemble de la ville était à peine claire, les rues se présentaient dans un ordre lâche, le long d’artères peu ébauchées.
Sur cette trame viaire inachevée et incertaine se plaçaient quelques édifices publics qui figuraient sur le premier plan imprimé au lendemain du protectorat. Ces édifices sont le consulat de France, le consulat de Grèce, la chapelle Saint-Antoine, la poste française, la régie des tabacs, la chapelle protestante, le théâtre Cohen, le cimetière grec, le cimetière catholique, le cimetière anglican, le cimetière juif et les deux gares de chemin de fer : gare française au sud et gare italienne au nord (Fig.6).
Fig. 6. Le vieux quartier franc et les principaux bâtiments de la nouvelle ville. Source : J. Ganiage, 1955.
Dans le quartier de la gare française, le bâti était peu étendu, ses environs se présentaient sous forme d’espaces destinés à la culture maraîchère qui fournissaient des carottes, des navets et des salades pour la consommation de la population de Tunis.
Avec le temps, les constructions se développaient dans le nouveau quartier. D’une année sur l’autre, les plans de la ville de Tunis qui ont été publiés à l’intention des résidents français, connaissaient des changements. Les rues et les artères de la ville moderne n’ont ni la même longueur ni la même largeur, les îlots qu’elles séparent n’ont pas tous la même superficie. Enfin les bâtiments qui bordent ces artères n’ont pas la même hauteur.
2- Mise en place de la voirie urbaine dans le quartier
Dans ce nouveau quartier, le développement du bâti et la multiplication des constructions ne se faisaient pas sans établir des voies d’accès. En effet, dès que les constructions qui bordent une rue deviennent assez nombreuses, la viabilisation d’une voie est entreprise et justifiée. Chaque voie se trouve pourvue d’un acte de naissance daté, sous forme d’un décret qui ordonne sa création(12).
On aperçoit l’amorce d’un « plan en damier », d’abord limité à un petit nombre de rues de part et d’autre de l’avenue de France, qui se développent vers l’est de la médina. Puis « le réseau des voies quadrillées » s’étend aussi vers le nord et vers le sud, de part et d’autre de l’axe Nord-Sud, correspondant à l’avenue de Carthage et à l’avenue de Paris.
Les jardins maraîchers et les terrains vagues cèdent alors la place à des rues bordées de constructions à étages. « Sur les plans de la ville de Tunis à l’époque, on distingue les zones encore vierges de toute construction, laissées en blanc, et les zones déjà construites, teintées en jaune ou en rouge» (13)(Fig. 7).
Fig. 7. Les zones construites sont teintées en rouge. Source : J. Ganiage, 1955.
- Les voies établies entre les années 1881-1890
Au cours des années 1881 et jusqu’aux années 1890, le développement urbain a été fait de part et d’autre de l’Avenue de France et de la promenade de la Marine. La viabilisation se porte sur la rue d’Italie (actuellement rue Charles de Gaulle) et les rues qui la recoupent : rue d’Allemagne, rue d’Espagne, rue d’Angleterre, rue de Russie et rue du Maroc (Fig.8).
Fig. 8. Les voies créées entre 1881 et 1890. Source : J. Ganiage, 1955
Le marché central, équipement relevant de l’administration municipale, a été mis en place en 1890. Autour de ce marché, les rues créées sont les rues de Norvège, de Suède, et la rue du Danemark. La trame viaire du plan en damier commença à être mise en place devant la gare. Au-delà de la rue Essadikia (actuellement rue Jamel Abdennaceur), la viabilisation a concerné les rues de Hollande, de Grèce et l’avenue de Carthage qui recoupaient la rue d’Autriche et la rue du Portugal (actuellement rue Farhat Hached).
- Les voies établies entre les années 1891-1900
Le quartier de gare se développe de plus en plus. Ainsi les voies situées entre la rue Essadikia et la rue du Portugal voient le jour, à savoir la rue d’Alsace, la rue de Lorraine et la rue de Suisse. La municipalité de la capitale, installée d’abord dans des locaux provisoires situés successivement rue Dar El Djeld puis rue d’Essadikia, a été transportée dans un bel hôtel de ville construit dans l’Avenue de Carthage en 1902. Au cours de cette même année, le théâtre municipal a été bâti dans la rue de la Marine. Dans l’Avenue de Carthage fut édifié aussi un casino municipal avec un jardin d’hiver agrémenté de palmiers d’où le nom de « palmarium » réservée aux opérettes et aux spectacles de variétés(14).
- Les voies établies jusqu’en 1914
Jusqu’en 1914, l’urbanisation se poursuit au-delà de l’avenue de Carthage, avec la création des rues de Thiers, de Provence, de Bretagne, de Turquie et de Normandie, qui recoupaient d’autres rues perpendiculaires, à travers la création de la zone de la « petite Sicile ».
Fig. 9. Les voies créées jusqu’à la première guerre mondiale. Source : J. Ganiage, 1955.
- Création de la place de la gare du sud (ou place Mongi Bali)
La transition entre la gare et le nouveau quartier, allant du marché central jusqu’à l’avenue de France, se faisait par le biais d’une petite place située en face du bâtiment de la gare de voyageurs (actuellement place Mongi Bali).En 1905, elle portait le nom de « place de la gare du sud » puis de « cour de la gare » ou « place de la gare » en 1931.
Cette place était l’un des rares espaces verts aménagés, où un monument de Philippe Thomas, inventeur du phosphate en 1914, a été érigé « elle égayait la ville de pierre de ses arbres et de ses fleurs»(15).
La place Mongi Bali (ou place de la gare du sud) était et demeure jusqu’à nos jours une place très animée et fermée sur les quatre côtés. La diversité des façades et la richesse architecturale reflètent l’importance de la place.
Fig. 10. Place de la gare du sud ou place Mongi Bali. Source: J. Ganiage, 1955.
Fig. 11. Place Mongi Bali avec la diversité de ses façades et la richesse architecturale de ses bâtiments. Source : Cliché Mennana Mansour.
Fig. 12. Carte de synthèse de l’urbanisme de la ville moderne de Tunis avec les noms des rues. Source: ministère du Transport (2010).
Pour conclure nous pouvons affirmer que les basses terres sur lesquelles s’est édifiée la Tunis moderne ont été couvertes d’un ensemble d’artères se coupant à angle droit « sans que la ville ait la régularité et la monotonie d’un plan en damier»(16). En effet, les voies n’ont pas toutes la même largeur et les îlots qui les constituent n’ont pas tous la même surface (Fig. 11).
Au fil du temps, la ville de Tunis s’étendit rapidement. Plusieurs quartiers à la périphérie proche du centre-ville, se développent et engendrent une demande excessive des déplacements. Cette extension de la ville moderne a favorisé la mise en place de tout un réseau de transports en commun pour la ville de Tunis.
3 – Fonctions urbaines et mise en place du réseau de transports en commun à Tunis
- Mise en place du réseau de transports en commun
Avec le développement urbain de la ville, Tunis n’a pas tardé à être dotée d’un réseau de transports en commun. Elle disposait ainsi d’un réseau de tramway à traction animale au départ, puis, à traction électrique, à partir de 1900. Plusieurs lignes desservaient non seulement la ville mais aussi la proche banlieue.
Fig. 13. Avenue Habib Bourguiba dans les années 1900,à gauche le tramway, à droite une voiture victoria devant le casino. Source : TRANSTU, direction de l’Exploitation.
Ce réseau était exploité par la compagnie des tramways de Tunis comprenant en 1914 dix lignes qui répondaient aux besoins de l’agglomération tunisoise de l’époque. Ces lignes de tramways étaient créées au voisinage du quartier de la gare. La place Mongi Bali était une station pour les voitures de place, appelées « victorias ». Elles étaient attelées de deux chevaux et destinées à la population fortunée, qui pouvait ainsi se déplacer d’un point à un autre dans une ville agrandie comme Tunis.
Ainsi, on peut dire que dès les premières années de sa création, la gare de voyageurs de Tunis eut un effet sur la localisation des stations de taxis « victorias » et des stations du tramway dans sa proche périphérie. Donc la gare a eu un effet sur le développement de la nodalité par la mise en place des moyens de transport individuels et collectifs. La gare devient progressivement un nœud de transport.
Sur le plan commercial, et au lendemain du protectorat, un commerce moderne commence à s’étaler dans le centre-ville, tels que les magasins des produits de luxe (chemises, étoffes, librairies, bijouteries…). En 1883, et sur l’avenue de France, le magasin général est construit.
Entre les années 1920 et 1940, de nouvelles rues sont créées aux alentours de la gare.Nombreuses, elles forment un quadrillage de plus en plus serré.
De nombreux hôtels (tels que l’hôtel d’Alger, l’hôtel Salambô, l’hôtel Transatlantique…), des cafés, des brasseries et des cabarets sont construits aux alentours de la gare pour les touristes et les gens de passage en ville.La multiplication des constructions se traduit par une extension continue du cadre bâti de la ville moderne vers le sud, vers l’est, et vers le nord.
Fig. 14 . Une vue sur l’ancienne gare de Tunis, en face de la station des voitures victorias (1920), Source : SNCFT
L’extension de la ville et la croissance de la population ont entraîné l’extension du réseau de transport urbain par le prolongement et la création d’autres lignes de tramways (ligne porte de France, aux abattoirs, Djebel-Djelloud…).Pour d’autres zones, la compagnie de tramways jugea plus rentable la mise en service des autobus (ce sont les trolleybus, pour la première fois, en 1930) pour le transport des voyageurs en ville.
La gare française de Tunis continuait à desservir, à part les régions lointaines, les centres de la banlieue Sud par la voie ferrée de Tunis à Hammam-Lif exploitée par la compagnie fermière des chemins de fer tunisiens (CFT)(17). Ce trafic est assuré par des locomotives à vapeur. Les voitures victorias s’installent devant la gare.
- Les activités urbaines
Pendant cette période située entre 1920 et 1940, les activités urbaines notamment les activités commerciales, connaissent de nouveaux développements. Nous avons constaté que dans le centre-ville, y compris la gare et ses environs, les commerces de produits alimentaires se multiplient (boulangeries, boucheries, charcuteries, épiceries, pâtisseries…),ainsi que les commerces de produits textiles, draperies, cotonnades, et les produits nécessaires à l’équipement domestique (meubles, porcelaines, faïences, quincailleries).
A tous ces commerces vient s’ajouter en 1933 le premier magasin à prix uniques Monoprix, dans la rue d’Italie (ou rue Charles De Gaulle actuellement).
Pour héberger les touristes et les gens de passage, des hôtels,des cafés et des bars se multiplient.(Fig. 11).
Sur le plan des fonctions urbaines, le nouveau quartier de la ville moderne se caractérise par un entremêlement de fonctions.
Du côté de l’avenue de la Marine, la fonction administrative est la plus évidente. Dès lors, on y trouve la résidence générale(le siège du pouvoir) et la direction des PTT. La fonction financière est représentée par les banques situées dans le quartier. Les magasins, les agences de navigation, en plus des bureaux d’avocats, d’experts,… assurent la fonction commerciale.Un théâtre est créé comme lieu de loisir.
Au-delà de la rue de Portugal (rue Farhat Hached) du côté Sud, s’étalent des zones mixtes où la fonction résidentielle se mêle à la fonction industrielle. En l’absence de tout effort de zonage, des immeubles d’habitation alternent, d’une part des établissements industriels qui ne présentent pas de graves inconvénients pour le voisinage (minoteries, fabriques de meubles, ateliers de constructions métalliques ou mécaniques) et d’autre part des activités commerciales qui se réduisent à des commerces banals (épiceries, boulangerie, boucherie, éventaires de marchands de légumes et de fruits)(18)..
Fig. 15. Repérage des hôtels dans les îlots avoisinant la gare. Source: enquête Mennana Mansour (2010).
- Création de l’Avenue de la gare et aménagement de la place Barcelone
Avec la décolonisation, et à partir de 1959, un ensemble de transformations modifie profondément l’aspect de la ville et plus particulièrement l’aspect du quartier de la gare de Tunis.
Sur le plan urbain, dans le souci de relier plus étroitement la médina et la ville moderne d’une part et d’améliorer la circulation sur l’ensemble de l’agglomération d’autre part, les pouvoirs politiques sont amenés à envisager d’audacieuses percées dans la ville.
Ainsi, à part la transformation de l’ancienne rue Sidi El Béchir en une large artère reliant Bâb al-Jazira à Bâb Aliwa, une percée est pratiquée à travers le faubourg Sud, qui relie le débouché de la nouvelle rue Sidi El Béchir à la place de la gare, par une longue artère longeant la voie ferrée.
C’est l’actuelle avenue de la gare. Cette percée qui n’a guère entraîné de destruction regrettable dans le quartier, a contribué à améliorer la liaison entre la médina et a créé une rupture entre la gare et sa place (actuellement place Mongi Bali).
Fig. 16 et 16 bis. Percée de l’avenue de la gare et aménagement de la place Barcelone (les années 1960).
Source : R. Bahri, 1985.
Par ailleurs, et sur le plan du transport urbain, se crée la Société Nationale des Transports le 1er juin 1963, à laquelle est confiée l’exploitation du réseau de tramways et d’autobus.
Les lignes d’autobus sont substituées aux lignes de tramways dans les années 1956 et 1957 et aux lignes de trolleybus entre 1963 et 1969.
Entre 1963 et 1965 la SNT a créé la station d’autobus de la place Barcelone avec ses 14 lignes, appelée à l’époque « station du Portugal » relative à la rue du Portugal où elle située (rue Farhat Hached actuellement). Cette station est considérée comme l’une des plus grandes stations de la SNT, en plus de la station Habib Thameur (27 lignes), celle de l’avenue Habib Bourguiba (7 lignes), et celle de la TGM.
Fig. 17. mise en place de la station de bus de la place Barcelone. Source : R. Bahri, 1985.
A cette époque, plus précisément au début des années 1970, l’actuelle place Barcelone était partiellement bâtie, elle contenait un amas confus de constructions légères, des locaux de la gare, des terrains de jeu pour les cheminots. Le vide était occupé par un espace vert non aménagé.
- Aménagement de la place Barcelone
L’aménagement de la place Barcelone en une belle place, égayée par des jets d’eau et des espaces verts en 1969, a permis de réaménager une station moderne d’autobus avec deux grands couloirs séparés, une entrée et une sortie pour les bus.
Actuellement, la place Barcelone constitue un des plus grands espaces non bâtis du centre de Tunis. Elle représente un des repères de lecture de l’espace et un des éléments de la ponctuation du centre ville(19). L’ensemble architectural autour de cette place constitue un mélange éclectique de styles architecturaux. Les immeubles dont la hauteur varie de R+3 à R+5 datant de la fin du XIXe siècle, sont pour la plupart, peu entretenus. Bien que le tracé urbain est régulier et les alignements respectés, la qualité du paysage urbain aujourd’hui est peu agréable avec des façades non badigeonnées et non entretenues.
Fig. 18. La place Barcelone avec une vue sur le quartier de la gare. Source : Cliché Mennana Mansour.
Fig. 19. Schéma d’aménagement de la place Barcelone. Source : R. Bahri, 1985.
- Création de la station du métro léger
La vocation d’échange ou d’un pôle multimodal de transport de la place Barcelone s’est largement affirmée avec la mise en service du métro léger en 1985, s’ajoutant à la station de bus. Une complémentarité des réseaux de transport en commun est mise en place. La création de la station du métro à la place Barcelone a eu des impacts positifs sur la fréquentation du quartier et la revitalisation des commerces du centre et des effets négatifs sur l’encombrement et la saturation du nœud et du quartier.
Fig. 20. Avenue de la gare avec ses conflits entre piétons, métro et véhicules.
Source: Croquis Mennana Mansour, 1995.
Conclusion
L’implantation de la gare des voyageurs de Tunis a eu des conséquences sur l’organisation du quartier de la gare et l’évolution du nœud ferroviaire. En effet, c’est grâce à la gare qu’une nouvelle ville (ou un nouveau quartier) se crée avec la mise en place de la trame viaire, la multiplication des constructions à ses abords et le développement du réseau de transport urbain (réseau du tramway), desservant la périphérie proche de la gare et toute la ville.
Ce quartier s’est caractérisé par un entremêlement des fonctions urbaines à savoir : la fonction commerciale, administrative, résidentielle, industrielle et de loisir. Ces fonctions se répartissent inégalement entre les deux parties du quartier situés de part et d’autre de la rue du Portugal (actuellement rue Farhat Hached), celui situé de son côté nord jusqu’à l’avenue de la Marine (actuellement l’avenue Habib Bourguiba) et celui situé de son côté sud jusqu’à l’avenue du Moncef Bey. Dans le premier régnaient les fonctions: commerciale, administrative et de loisir; dans l’autre, la fonction résidentielle se mêlait à la fonction industrielle qui se présentait souvent sous forme d’ateliers de menuiserie, de métallurgie ou des sièges d’établissements industriels.
A la décolonisation, le nœud ferroviaire tunisois est devenu progressivement un point de connexion entre le chemin de fer et les différents modes de transport collectif et individuel. Il constitue un vrai pôle multimodal avec la présence simultanée de trois modes de transport en commun (train/bus/métro).
Sur le plan spatial du quartier, cela s’est accompagné de la percée de l’avenue de la gare et l’aménagement de la station de bus entre les années 1963 et 1965 d’une part, et d’autre part, de l’aménagement de la place Barcelone, du réaménagement du bâtiment de la gare et de la création de la station du métro léger de la place Barcelone en 1985.
Enfin, par sa localisation, au cœur de la ville, tout près du centre d’activités économiques de Tunis, dans un espace limité par une urbanisation contraignante et une circulation très dense,la gare ferroviaire se trouve bloquée dans une agglomération qui ne cesse de s’accroître. Son emplacement en plein centre du tissu urbain non seulement provoque une coupure dans le quartier mais il contribue à l’étouffement du centre-ville.Ce nœud de transports a engendré de nombreux problèmes d’accessibilité, d’encombrement des voies et de stationnement.
Bibliographie ↑ |
Sources et références
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Notes ↑ |
(1)Mennana Mansour, 1995, p. 26.
(2)T. Belhareth, 1984, p. 27.
(3)H. Azzabi, 2006, p. 53.
(4)H. Azzabi, 2006, p. 56.
(5)La gare de la Goulette a vite attiré la ville autour d’elle, avant même 1908 et la ligne du canal profitant de ce moyen de locomotion deux fois plus rapide et moins cher que les « Vaporino » : bateaux à vapeur qui partaient du quai Charles Quint et arrivaient au bassin du milieu à Tunis (Avenue de Marseille), les tunisois descendaient en foule pour manger un poisson complet et «faire le bain à la plage ». D’après un document de l’Internet intitulé « Histoire de chemin de fer en Tunisie», 2004.
(6)P. Sebag, 1998, p.338.
(7)T. Belhareth, 1984, p. 27.
(8)H. Azzabi, 2006.
(9)T. Belhareth, 1984, p. 29.
(10)Voie normale : écartement de 1,435 m / Voie métrique : écartement de 1,00 m
(11)H. Azzabi, 2006, p.62.
(12)Cela a permis à certains chercheurs (tel que Paul Sebag), d’établir une chronologie plus ou moins précise de viabilisation des diverses artères. Cette chronologie est tirée d’un dépouillement systématique du journal officiel du pays. Ceci a permis aussi, de suivre le développement et l’extension de la ville moderne, donc du quartier de la gare.
(13)P. Sebag,1998, p.344.
(14)P. Sebag,1998, p.354
(15)P. Sebag,1998, p. 353
(16)P. Sebag, 1998.
(17)Le 22 juin 1922 l’Etat tunisien rachète les concessions données antérieurement et la compagnie Bône Guelma change de nomination pour devenir « la Compagnie Fermière des Chemins de Fer Tunisiens » et l’Etat tunisien accorde ainsi à la CFT toute la liberté de gestion et d’action jusqu’à l’indépendance en 1956.
(18)P. Sebag, 1998.
(19)Mennana Mansour, 2010, p.38.
Pour citer cet article ↑ |
Mennana Mansour, »Genèse d’une gare, genèse d’une ville Cas du quartier de la gare des voyageurs de Tunis« , Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°5, Année 2018.
URL : http://www.al-sabil.tn/?p=4412
Auteur ↑ |
*Assistante à l’ENAU- Université de Carthage.
Laboratoire d’Archéologie et d’architecture Maghrébines LAAM – Université de la Manouba.