L’architecture religieuse de Tripoli à l’époque Kāramānlī (1711-1835)
Genèse d’une mosquée « hétéroclite »
Sofien Dhif (*)
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Résumé ↑ |
Les recherches actuelles autour de l’architecture dans les provinces maghrébines de l’Empire ottoman consistent dans la plupart des cas en des études qui sont centrées sur les spécificités architecturales des cadres bâtis d’une régence ou d’une autre. Ainsi, rares sont les travaux qui explorent les possibles interférences inter-régionales et qui mettent en exergue la circulation de référents architecturaux d’une province à une autre.
Malgré les disparités apparentes dans les trois capitales de ces Régences (Alger, Tripoli et Tunis), leurs études architecturales réciproques soulignent l’appréhension d’éléments stylistiques et esthétiques nouveaux, qui, en s’associant à d’autres d’inspiration locale et ottomane définissent un ensemble architectural cohérent.
A l’intersection de l’approche historique et architecturale, notre réflexion porte essentiellement sur le particularisme de l’architecture religieuse de Tripoli à l’époque ottomane, dans laquelle l’influence tunisienne y est prépondérante à partir de la fin du XVIIe siècle. A la lumière de cette constatation, nous essayons dans cet article de mettre en lumière les manifestations qui traduisent cette dynamique d’influence dont les auteurs, souvent anonymes, ont été principalement les artisans, les architectes locaux ou ceux de la Régence de Tunis ; autant de contributeurs qui, à partir du XVIIIe siècle, ont participé au renouvellement progressif du paysage architectural tripolitain.
Entrée d’index ↑ |
Mots-clés : Régence de Tripoli (Libye), Régence de Tunis, architecture, décor architectural, Kāramānlī.
Plan ↑ |
Introduction
1- L’architecture religieuse de Tripoli durant la première époque ottomane (1551-1711) : émergence d’un nouveau modèle architectural
2-Tripoli à l’époque des Kāramānlīs (1711-1835) : Le renouveau d’une architecture
3- La pluralité stylistique dans l’architecture des mosquées Kāramānlīs
Conclusion
Texte intégral ↑ |
Au cours du XVIIIe siècle, Tripoli voit éclore un nouveau modèle architectural qui s’écarte relativement de ses formes antérieures, définissant un paradigme particulier à l’architecture officielle de Tripoli à l’époque des Kāramānlīs (1711-1835). Bien qu’il se soit perpétué à s’exprimer à travers des établissements de grande envergure, les ensembles architecturaux ainsi érigés se définissent par une combinatoire de références stylistiques et esthétiques, de l’ordre du local et du pittoresque, dont la diversité a longtemps occulté les définitions.
La mise en perspective de ce métissage architectural soulève un aspect inédit qui atteste en l’occurrence d’échanges entre les capitales des provinces maghrébines, particulièrement avec la Régence de Tunis. Malgré les disparités apparentes de ces deux capitales qui reflètent un itinéraire architectural et historique variable, les études(1) portant sur leurs mosquées respectives révèlent une certaine proximité, perceptible dans l’introduction et l’appropriation de pratiques architecturales et décoratives longuement considérées comme distinctives de l’architecture tunisienne. Dans cette dynamique d’influence, ces transfigurations, souvent initiées par des auteurs anonymes, s’expriment principalement à travers deux complexes architecturaux Kāramānlīs qui datant du XVIIIe siècle. Dès lors, il est question ici de réfléchir à l’architecture de la Régence de Tripoli, d’en élucider les spécificités apparues dès la conquête ottomane et de mettre en exergue son caractère pluriel accentué par des emprunts à l’architecture religieuse de la médina de Tunis à partir de la fin du XVIIe siècle mais surtout durant le XVIIIe siècle.
1- L’architecture religieuse de Tripoli durant la première époque ottomane (1551-1711)
Emergence d’un nouveau modèle architectural
Depuis le XVIe siècle, le paysage urbain de la province tripolitaine avait manifesté l’apparition d’une architecture aux traits stylistiques spécifiques, dont l’origine de certaines de ses caractéristiques spatiales et architecturales demeure indécise. Le modèle ainsi produit s’est amorcé avec la fondation de Darġūṯ Bāšā en 1561 et s’est perpétuée tout au long de l’époque ottomane y compris durant l’intermède des Kāramānlīs.
Fig. 1. La mosquée Darġūṯ Bāšā à Tripoli (1561).
La diffusion de cette architecture dans la Régence de Tripoli avait prôné la fixation de constantes spatiales et stylistiques inhérentes au modèle architectural généré. Ce dernier ne révèle aucune continuité apparente avec l’archétype classique de la mosquée arabe, qui a cessé d’évoluer dans la province et a disparu à partir du XVIe siècle. Dès lors, bien qu’elle soit de formation locale, la nouvelle mosquée semble être « étrangère » et a été en tant que tel adoptée pour définir la production officielle de la Régence.
Dès l’avènement des Ottomans, la mosquée de Tripoli ottomane avait présenté un modèle et des formes qui relèvent de la tradition et de la créativité que le nous constatons davantage dans les régences voisines. Le modèle ainsi développé s’articule essentiellement autour d’une salle de prière hypostyle de forme carrée à coupole multiples. Cette dernière est dépourvue de cour et est flanquée d’un minaret cylindrique qui reflète la grande allure de la présence ottomane à Tripoli.
De point de vue historiographique, l’imprécision des données relatives à l’architecture libyenne n’a pas empêché l’apparition de quelques réflexions qui relatent la genèse de ce dispositif spatial dans la Régence de Tripoli. A ce titre, nous mentionnons Gaspare Messana(2) qui rapproche la formation de cette typologie de l’évolution de l’architecture maraboutique, tandis que d’autres se sont penchés vers une possible manifestation d’influence ottomane. Toutefois, les quelques études qui se sont intéressées à l’architecture de la mosquée libyenne n’ont jamais prouvé clairement l’origine et le mécanisme de sa survenance dans les pratiques courantes de la Régence. De ce fait, Gaspare Messana a émis l’hypothèse qu’il existe un continuum voire un dialecte entre la formation de la mosquée et l’évolution de l’espace sacré du marabout. Suivant son approche, le plan, qui a perduré tout au long de l’époque moderne, se structure autour d’une trame régulière formée par l’adjonction de modules élémentaires qui s’apparente au dispositif spatial d’un marabout ; un petit édicule de forme carrée couvert d’une coupole. Quoique cette hypothèse ne soit pas soutenue par aucune donnée archéologique, elle demeure, cependant, plausible compte tenu de l’indigence des récits en rapport avec l’architecture de la province.
Fig. 2. La mosquée libyenne à coupoles multiples vue par Gaspare Messana.
Dans ce cadre imprécis, il nous semble nécessaire de situer la mosquée tripolitaine à coupoles multiples dans un contexte d’étude plus étendu. Ceci nous permettra d’avancer une hypothèse quant à ses origines vraisemblables. Dans cette perspective, nous supposons que cette typologie de mosquée renvoie à une architecture vernaculaire observée essentiellement dans la région subsaharienne de la Libye et de la Tunisie. A quelques exceptions près, nous rencontrons un cadre bâti qui s’exprime par des bâtisses sobres aux volumes épurés et à l’échelle humaine. Outre cette allure, nous observons aussi le recours à des multiples coupoles au niveau de la couverture de ces bâtisses principalement religieuses, dont l’image architecturale de l’ensemble renvoie au dispositif spatial déployé dans les mosquées de Tripoli (3). Par ailleurs, d’autres études ont rattaché la typologie à coupoles multiples à une matérialisation de l’influence ottomane, qui s’est inscrite dans le cadre de la circulation des modèles architecturaux entre le centre de l’Empire et sa périphérie. Partant de ce point, peu nombreuses sont les mosquées ottomanes qui y ont adhéré. Ici, nous faisons allusion à Ulu Camii de Brousse (1396-1399) et l’ancienne mosquée d’Edirne (1402-1414). Par leurs structures spatiales, ces deux modèles ottomans s’apparentent à ceux qui ont été érigés dans la Régence de Tripoli.
Fig.3. Ulu Camii à Brousse, dessiné par l’auteur d’après tr.camiler.wikia.com
Si l’on considère leurs dates de constructions respectives, nous remarquons d’ores et déjà que ces deux fondations impériales ont été érigées bien avant le XVIe siècle (4) ; une époque durant laquelle l’Empire connait la codification d’un nouveau discours architectural et l’adoption d’une nouvelle typologie de mosquée dite à coupole centrale. De ce fait, considérer les mosquées à coupoles multiples de Tripoli comme une variante d’un type architectural ottoman semble être réfutable. Au terme de ces observations, nous pourrions ainsi admettre que le dispositif déployé au niveau de la mosquée de Tripoli ottomane n’est que le témoin de la persistance d’un caractère spatial éminent ayant distingué la production architecturale locale.
2- Tripoli à l’époque des Kāramānlīs (1711-1835) : Le renouveau d’une architecture
A partir du XVIIIe siècle, l’histoire de la Régence de Tripoli prit un nouveau tournant. Au moment où la cité semblait avoir sombré dans une guerre civile, Aḥmad Bāšā al-Kāramānlī s’est emparé du trône en 1711. Après avoir persuadé le sultan ottoman de le reconnaître comme gouverneur, il se proclama comme monarque absolu de la province. La nouvelle conjoncture engagea ainsi une vaste activité urbaine et architecturale. Quoique la production architecturale se soit maintenue dans la forme de l’époque antérieure, elle n’a pas résisté, cependant, à des changements significatifs déjà amorcés depuis la fin du XVIIe siècle et qui sont appréhendés exclusivement à travers deux grandes réalisations religieuses.
- Le complexe architectural d’Aḥmad Bāšā al-Kāramānlī
La première fondation religieuse à laquelle nous nous intéressons est celle qu’édifia Aḥmad Bāšā en 1738. Cette dernière illustre la prospérité qu’avait connue la ville sous son règne et témoigne des nouvelles tendances de l’art de bâtir à Tripoli durant la première moitié du XVIIIe siècle.
Implantée aux abords du sūq al-Mušīr, la fondation occupe une parcelle de forme presque carré (50m x 53m) occupant ainsi une surface de 2250 m². Pour satisfaire à ses différentes fonctions, le complexe architectural comporte une madrasa et un mausolée qui s’articule autour de la salle de prière. Cette dernière de forme carrée est divisée en cinq nefs et cinq travées. Sur ses trois côtés, elle comporte des galeries couvertes par un plafond à solives en bois qui s’ouvrent par une arcature en plein cintre outrepassé donnant sur un espace exigu desservant le minaret, la mayḍat et la madrasa. Ici, il est toujours question d’un oratoire qui demeure dans ses traits essentiels conformes à l’archétype du modèle hypostyle mais qui s’inscrit dans une nouvelle forme entièrement couverte par des coupolettes hémisphériques sur pendentifs, établies sur des arcs en plein cintre. Ces derniers sont portés sur des colonnes taillées dans du marbre, pourvues de fûts galbés et couronnées de chapiteaux toscans(5).
Fig. 4. Plan de la mosquée Aḥmad Bāšā al-Kāramānlī, redessiné par l’auteur d’après Gaspare Messana.
La nef médiane de la salle de prière est marquée par un somptueux miḥrāb; l’un des plus remarquables de la Régence de Tripoli. Voûté en cul-de-four, le miḥrāb se présente sous la forme d’une niche creusée au milieu du mur de la qibla. Sa demi-coupole s’ouvre par un arc en plein cintre légèrement outrepassé, appareillé en claveaux bichromes reposant sur une double colonnade engagée à fûts lisses et à cannelures. Flanquant les deux côtés de la niche, elles sont taillées dans du marbre et couronnées de chapiteaux néo-doriques(6). La partie inférieure est meublée par de longs panneaux rectangulaires formés par des carreaux de céramique. Au-dessus du bandeau épigraphique(7) séparant la partie inférieure du cul-de-four qui le couvre, l’intrados de sa voûte est entièrement tapissé d’une fioriture de motifs floraux et géométriques en plâtre sculpté.
Fig. 5. Le miḥrāb de la salle de prière, Source: http://www.pbase.com – Copyright: Brian J. McMorrow
De l’extérieur, l’ensemble s’inscrit dans un encadrement en marbre blanc, dont les pourtours sont accentués par des moulures s’achevant en nœuds, tandis que les écoinçons sont marqués par un ruban en marbre noir encadrant un méplat en marbre gris.
Le miḥrāb de la mosquée Aḥmad Bāšā est précédé d’une coupole portée par le mur de la kibla et par trois arcs doubleaux. Elle s’élève sur un tambour octogonal, sur lequel s’ordonnent quatre trompes d’angles en coquilles assurant le passage vers le plan circulaire(8). Ici, le dispositif rappelle celui qui a été préconisé au niveau de la mosquée Ḥammūda Bāšā al-Mūrādī à Tunis. Toutefois, l’extrados de la coupole présente un aspect côtelé à l’image de la grande coupole de la mosquée cUqba Ibn Nāfaac à Kairouan.
A droite du miḥrāb, s’élève le minbar maçonné de la mosquée. Elevé sur un socle rectangulaire, il est entièrement plaqué de marbre polychrome. Ses deux côtés latéraux ont reçu un parement réalisé probablement en tersia certosina(9) à l’instar de celui de la mosquée al-Sabbāġīn(10) de Tunis. Son accès aménagé au pied de la chaire est marqué par deux colonnes néo-doriques munies d’abaques et d’astragales. Au-dessus repose un fronton curviligne qui s’ouvre par un arc en plein cintre inscrit dans un cadre plaqué de marbre et de granit. L’ensemble est couronné par un panneau marbré, dont le milieu est occupé par une inscription portant le texte de la šahāda exécutée en cursive orientale. Cette dernière est flanquée, de part et d’autre, de deux accolades en forme de spirales(11).
Au sommet de l’escalier du minbar s’élève le baldaquin de l’imām. Celui-ci se dresse sur quatre colonnettes en marbre coiffées de chapiteaux similaires à ceux de la baie d’entrée. Sur ses trois côtés, il s’ouvre par des arcs en plein cintre portant une coupole hémisphérique aux décors baroques. La fondation d’Aḥmad Bāšā révèle une nouvelle posture architecturale, dont certains éléments renvoient incontestablement à l’architecture religieuse de la Régence de Tunis. Ici, il est question principalement du minaret à section octogonale, introduit avec la fondation de Šā’ib al-cAyn(12), devenu un modèle conjointement lié à la production architecturale à Tripoli durant le XVIIIe siècle.
Fig. 6. Le minbar de la salle de prière, Source: http://www.pbase.com – Copyright: Brian J. McMorrow
Surplombant sūq al-Mušīr, le minaret se dresse à l’angle nord-est de la salle de prière. La tour octogonale est bâtie sur un soubassement robuste à plan carré. D’une facture simple, chaque paroi est parée d’un encadrement en calcaire surmonté d’arc en plein cintre. A sa partie supérieure, la tour est couronnée par une plateforme formant un balcon octogonal protégé par un auvent. Il prend appui sur seize consoles portant des voûtains en berceaux. L’ensemble est surmonté d’un lanternon octogonal sobre sur lequel se pose un toit pyramidal en bois, muni d’un jāmūr formé d’une tige portant un croissant et trois boules de cuivre.
Fig. 7. Le minaret de la mosquée Aḥmad Bāšā al-Kāramānlī à partir du sūq al-Mušīr – Source : http://www.pbase.com
Copyright: Brian J. McMorrow
- La mosquée Muṣtafà Gurğī (1833-1834)
Sous le règne de Yūsuf Bāšā al-Kāramānlī, Muṣtafà Gurğī édifia le second complexe architectural de la Régence de Tripoli. Outre la mosquée, celui-ci renferme une madrasa et un mausolée à l’instar de l’œuvre de son prédécesseur. La salle de prière est au cœur de l’ensemble intégré de Muṣtafà Gurğī. D’un plan hypostyle de forme carrée, elle est subdivisée en cinq nefs et cinq travées et est couverte par des coupoles hémisphériques sur pendentifs légèrement rasées à leurs bases, à l’exception de quatre dômes qui sont surélevés. Ces derniers s’établissent sur des tambours octogonaux, sur lesquels s’ordonnent quatre trompes d’angle en coquille(13). Sur ses trois côtés, la salle de prière est encadrée par des galeries qui s’ouvrent par des arcs en plein cintre outrepassés portés par des colonnes taillées dans du marbre et munies de chapiteaux toscans. Le portique ainsi créé est couvert par un plafond à solives en bois(14).
Fig. 8. Plan de la mosquée Muṣtafà Gurğī, redessiné par l’auteur d’après Gaspare Messana
Dans l’axe médian de l’oratoire s’aménage la niche demi-circulaire du miḥrāb. Couverte d’une voûte en cul-de-four, elle s’ouvre par un arc en plein cintre outrepassé qui repose sur quatre colonnettes à cannelures, engagées et couronnées de chapiteaux à volutes(15). Sa partie inférieure est complétement parée de céramiques qui dessinent six panneaux limités par un ruban noir. Au-dessus des moulures, la demi-coupole à fuseaux est agrémentée de plâtre sculpté dont les motifs entrelacés rappellent ceux de la mosquée de son prédécesseur Aḥmad Bāšā(16). L’ensemble du miḥrāb s’inscrit dans un encadrement façonné dans une marqueterie de marbre dont ses limites sont accentuées par des moulures concaves et convexes. Quant aux écoinçons et les voussures de l’arc d’ouverture, ils sont ornés par des motifs incrustés dans du marbre polychrome illustrant des rinceaux ondulés, des feuillages et des fleurs. Le minbar façonné de la mosquée de Muṣtafà Gurğī s’élève sur un socle rectangulaire, au pied duquel se dressent deux colonnes portant un arc en plein cintre surmonté d’un fronton inscrit dans un cadre, dont les limites sont parcourues par une bordure dorée. Ses deux côtés latéraux sont lambrissés de marbre polychrome, illustrant des motifs floraux et végétaux. A son sommet, la dernière marche est abritée par un baldaquin formé par quatre colonnettes taillées dans du marbre et couronnées de chapiteaux similaires à ceux de la baie d’entrée. Sur ses trois côtés, il s’ouvre par des arcs en plein cintre supportant une coupole surhaussée sur pendentifs. De l’extérieur, le minaret de la mosquée de Muṣtafà Gurğī constitue un modèle unique au niveau de la Régence de Tripoli et au Maghreb. Quoiqu’il s’apparente au minaret de section octogonale, celui de la mosquée Gurğī se distingue exclusivement par ses doubles balcons qui évoquent ainsi l’image des minarets des grandes mosquées de la métropole. Son premier tronçon s’élève à la hauteur du premier balcon qui s’appuie sur seize consoles découpées portant des voutains en berceaux. Chaque côté présente un encadrement rectangulaire finissant par un arc en plein cintre outrepassé et surmonté d’un panneau en céramique. Par ailleurs, le second tronçon présente une hauteur moins importante et a été traité de la même manière que celui qui l’a précédé. A son extrémité repose la plateforme du second balcon, supporté à son tour par seize consoles découpées portant des voutains en berceaux. L’ensemble du minaret est surmonté d’un lanternon couvert par un toit pyramidal tenant un jāmūr composé de deux boules et un croissant en cuivre (17).
Fig. 9. Le miḥrāb de la mosquée, Source: http://www.pbase.com – Copyright: Brian J. McMorrow
Fig. 10. Le minbar de la mosquée, Source: http://www.pbase.com – Copyright: Brian J. McMorrow
Fig. 11. Le minaret de la mosquée, Source: http://www.pbase.com – Copyright: Brian J. McMorrow
3- La pluralité stylistique dans l’architecture des mosquées Kāramānlīs
Durant le XVIIIe siècle, Tripoli voit éclore un modèle architectural de mosquée qui combine multiples références stylistiques et ornementales. Cet apparent conservatisme va à l’encontre de la reprise d’un modèle-type, jalonné ici par la combinaison de plusieurs influences. Quoiqu’il soit plus remarqué à Tripoli, le même phénomène est à soulever dans la production architecturale des Régences voisines.
- Les influences ottomanes dans les mosquées de Tripoli
A Tripoli, les formes renouvelées de l’ordre urbain ont été instituées suivant une pratique d’origine ottomane inhérente à l’établissement des ensembles intégrés à l’image de la külliye de la métropole. Ces opérations urbaines de grande envergure avaient été impliquées dans une immense activité de construction sous la Régence. Outre cette organisation suivant un ensemble intégré, d’autres empreintes turquisantes sont à soulever. L’étude architecturale de ces deux fondations laisse apparaître ici un nouvel attribut formel qui accorde à la salle de prière une configuration architecturale carrée rompant avec l’archétype classique de la mosquée arabe. La prédilection pour ce choix a contribué au renouvellement de la structure spatiale de la mosquée tripolitaine et la mise en place d’une organisation différente des entités fonctionnelles y afférent. Par son allure et sa situation « centrale », la salle de prière devint ainsi un élément structurant qui régit la relation entre les différentes composantes de l’œuvre produite.
- Les emprunts à l’architecture religieuse de la médina de Tunis
La production architecturale dans la médina de Tripoli a été assujettie à des nombreuses influences de provenances multiples, particulièrement celle de Tunis à qui nous attribuons un rôle important et influent dans la définition de l’art de bâtir à partir du XVIIIe siècle. Ceci a été rendu possible essentiellement en raison de la mobilité de la main d’œuvre attestée entre les deux Régences, facilitée notamment par l’importation des matériaux de construction de Tunis, en particulier la céramique d’al-Qallālīne.
Les manifestations de l’influence tunisiennes repérées dans les mosquées kāramānlīs sont multiples. Ici, les salles de prières sont enveloppées sur leurs trois côtés par des galeries couvertes d’un plafond à solives apparentes en bois, s’ouvrant par des arcs en plein cintre outrepassés sur deux cours de forme exiguë. Cette nouvelle disposition spatiale puise ses sources principalement dans les mosquées de la médina de Tunis, particulièrement la mosquée Yūsuf Dey ou la mosquée Ḥammūda Bāšā al-Mūrādī qui remontent au XVIIe siècle.
De même, le miḥrāb et le minbar opulent de la mosquée Aḥmad Bāšā al-Kāramānlī révèlent une forte influence tunisienne. Leurs attributs stylistiques et esthétiques respectifs renvoient fortement à ceux de la mosquée al-Sabbāġīn de Tunis. Dans cette perspective, Laurent-Charles Féraud rapporte que le souverain avait fait venir de la main-d’œuvre qualifiée de la Régence de Tunis, vraisemblablement elle-même qui intervint dans le chantier de la mosquée de Ḥusayn b. cAlī, achevée une décennie avant.(18)
Dans la même lignée, le minaret cylindrique ottoman qui avait marqué les premières fondations de Tripoli, s’est substitué à un second modèle à section octogonale, identique à celui de la Régence de Tunis. Nous devons son introduction à Muḥammad Bāšā dit Šā’ib –cAyn à l’occasion de l’édification de sa mosquée et pour laquelle il avait fait appel à un ‘amīn binā’ tunisien appelé Muḥammad Kārabatāk al-Tūnisī(19). Bien qu’il ait marqué sa fondation, le minaret octogonal s’est perpétué ultérieurement pour se définir comme la nouvelle constante architecturale de la mosquée tripolitaine de l’époque kāramānlī.
En revanche, la manifestation des influences tunisiennes se démarqua autant au niveau décoratif. Fait rares dans les mosquées libyennes, les murs des oratoires sont tapissés à une hauteur approximative de trois mètres de carreaux de faïences similairement aux mosquées tunisiennes. La faïence de revêtement est, pour la plupart, constituée de carreaux issus des ateliers tunisois d’al-Qallālīne. Au-dessus de ce parement en céramique, les oratoires sont parcourus par un large bandeau revêtu d’ornement en plâtre sculpté d’une belle exécution, dont les motifs rappellent ceux qui ont été déployés dans certaines fondations tunisoises.
Le maintien du minaret octogonal comme une nouvelle constante architecturale à Tripoli ainsi que l’opulence et la richesse ornementale observées dans les fondations officielles du XVIIIe et XIXe siècle mettent ainsi en exergue un phénomène d’appropriation des pratiques, facilitée par la mobilisation avérée de la main-d’œuvre tunisienne. En effet, le facteur humain s’avère être le premier facteur à qui nous devons la circulation et la fixation des modèles architecturaux et ornementaux d’une région à une autre. Dans notre contexte, la présence des manœuvriers tunisiens à Tripoli pourrait s’inscrire dans deux cadres distincts : il y a d’abord ceux qui sont venus en réponse suite un appel officiel et ceux, à un degré moindre, qui avaient choisi d’immigrer et de s’y installer individuellement pour des raisons particulières.
Dans cette dynamique d’influence, le bâtisseur ou l’artisan constitue un maillon de premier plan, non seulement dans la transmission des attributs stylistique et esthétique, mais s’implique autant dans leur fixation et leur vulgarisation.
Par ailleurs, il convient de préciser que ces nouveaux traits architecturaux et ornementaux inculqués dans la pratique courante à Tripoli, se sont manifestés autant dans d’autres fondations de la Régence. Dès lors, les styles décoratifs issus de Tunis ont été adoptés usuellement pour agrémenter les murs des mausolées, des palais et des madrasas de la médina de Tripoli.
A partir du XVIIIe siècle, la Régence de Tripoli s’est située au carrefour d’une dynamique d’interférence architecturale marquée par l’aspect « hétéroclite » de sa mosquée. Ici, il a été question d’influences tunisiennes qui se sont confondues avec les spécificités locales certains traits ottomanisants issus de la métropole. Entre le conservatisme architectural et la pluralité stylistique relevée, la mosquée tripolitaine semble résulter d’un processus distinct de production qui exclut toute ottomanisation architecturale totale. Ce particularisme soulève ainsi un aspect assez singulier et frappant si l’on s’inscrit dans le contexte d’appartenance à l’Empire. Paradoxalement, ce postulat est aussi valable dans les fondations religieuses des provinces voisines, Alger et Tunis. C’est au paysage de cette confluence que les mosquées de Tripoli définissent dès lors une nouvelle identité architecturale dont la définition stylistique ne fait que remettre en question cette production en Libye certes mais aussi dans les deux autres provinces du Maghreb.
En revanche, l’ottomanité décernée au niveau de certains aspects inhérents à la mosquée tripolitaine ne stipule guère cependant une ottomanisation architecturale de la Libye. Tel est le cas également des mosquées officielles à la médina de Tunis et à Alger où les legs hispano-maghrébins sont incontestables. De ce fait, la production architecturale dans les Régences ottomanes du Maghreb a été fortement rattachée à l’expression d’une identité maghrébine en dépit des influences ottomanes observées.
Bibliographie ↑ |
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Notes ↑ |
(1) Ali Massoud al-Balluchi, 2007.
Ahmed Saadaoui, 2010.
(2) Gaspare Messana, 1977.
(3) Nous citons à titre d’exemple la mosquée des Sept dormants de Chenini au sud de la Tunisie ou la mosquée des Turcs, érigée par Darġūṯ Bāšā sur l’île de Djerba à la seconde moitié du XVIe siècle.
(4) Rappelons ici que la première fondation religieuse datant de l’époque ottomane est celle qui a été bâti par Darġūṯ Bāšā en 1561.
(5) Mawsūcat al-Aṯār al-islāmiyya fī Lībiyā, t. 1, 1980, p. 107.
Ilḥām Ibrāḥīm al-Karkanī, 2016, p. 114-119.
(6) Mawsūcat al-Aṯār al-Islāmiyya fī Lībiyā, t. 1, 1980, p. 107.
(7) « حَافِظُوا عَلَى الصَّلَوَاتِ وَالصَّلَاةِ الْوُسْطَىٰ وَقُومُوا لِلَّهِ قَانِتِينَ » – سورة البقرة (238).
Ilḥām Ibrāḥīm al-Karkanī, 2016, p. 122.
(8) Gaspare Messana, 1977, p. 157.
(9) Il s’agit d’une technique mixte consistant à découper les éléments de placage et les rapporter dans des cavités creusées dans la surface du panneau massif. Ces incrustations sont retenues par la suite dans des alvéoles par collage pour éviter l’arrachement.
Gaspare Messana, 1977, p. 159.
(10) Ahmed Saadaoui, 2010, p. 159.
(11) Mawsūcat al-Aṯār al-islāmiyya fī Lībiyā, t. 1, 1980, p. 107.
(12) La mosquée Šā’ib al-cAyn a été érigée en 1699. Son architecte étant Muḥammad Kārabatāk al-Tūnisī.
(13) Mawsūcat al-Aṯār al-islāmiyya fī Lībiyā, t. 1, 1980, p. 109.
(14) Mawsūcat al-Aṯār al-islāmiyya fī Lībiyā, t. 1, 1980, p. 108.
(15) Ali Massoud al-Ballushi, 2007, p. 255.
(16) Ilḥām Ibrāḥīm al-Karkanī, 2016, p. 280-281.
(17) Mawsūcat al-Aṯār al-islāmiyya fī Lībiyā, t. 1, 1980, p. 112.
(18) Laurent-Charles Féraud, 1927, p. 179.
(19) Ibn Ġalbūn, 1930, p. 154.
Pour citer cet article ↑ |
Sofien Dhif, »L’architecture religieuse de Tripoli à l’époque Kāramānlī (1711-1835). Genèse d’une mosquée « hétéroclie », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°5, Année 2018.
URL : http://www.al-sabil.tn/?p=4599
Auteur ↑ |
*Architecte, doctorant – Université de Tunis.
Laboratoire d’Archéologie et d’architecture Maghrébines LAAM – Université de la Manouba.