Les bungalows de Skanès, un modernisme du sud Un exemple d’architecture moderne au sud de la méditerranée,

07 | 2019 

Les bungalows de Skanès, un modernisme du sud
Un exemple d’architecture moderne au sud de la méditerranée

Emna Touati (*)

Résumé | Entrée-d’index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur

Résumé

Le mouvement moderne a eu un impact considérable sur la production architecturale mondiale. Si le berceau premier est l’Europe et les Etats-Unis, ce mouvement a su propager au fil des années et des déplacements des architectes, ses idées tout autour du monde. Les principes sont les mêmes : universalité d’un langage architectural et progrès technique. Mais différentes interprétations sont apparues selon l’aire géographique et les moyens mis à disposition. Dans les pays du sud de la Méditerranée l’architecture moderne s’est adaptée au lieu et au climat en réinterprétant des dispositifs propres à la tradition constructive de la région. C’est notamment le cas pour les architectures de la période de la Reconstruction en Tunisie à partir de 1943.Avec la vague des indépendances au Maghreb et en Afrique, les nouveaux pouvoirs politiques ont voulu affirmer l’identité retrouvée des peuples à travers l’architecture et l’urbanisme. Des chefs d’Etats comme Habib Bourguiba ont tenté de faire la fusion entre la culture traditionnelle du pays et leur volonté de mener leurs peuples sur la voie de la modernisation. A travers des commandes exceptionnelles comme les palais présidentiels, les architectes vont proposer des architectures qui s’adaptent au lieu, à la culture et aux préceptes de la Charte d’Athènes. A partir de l’analyse de cinq bungalows présidentiels du Palais de Skanès conçus par Olivier-Clément Cacoub, architecte de la présidence de la république tunisienne à partir des années 1960, nous allons découvrir comment l’architecture moderne a su s’adapter au sud de la méditerranée.

Abstract

The modern movement has had a considerable impact on world architectural production. If the first cradle is Europe and the United States, this movement has been able to spread its ideas all over the world over the years and through the travels of architects. The principles are the same: universality of an architectural language and technological progress. However, different interpretations have emerged depending on the geographical area and the resources made available. In the southern Mediterranean countries, modern architecture has adapted to the place and climate by reinterpreting features specific to the region’s constructive tradition. This is particularly the case for the architectures of the Reconstruction period in Tunisia from 1943 onwards.
With the wave of independence in the Maghreb and Africa, the new political powers wanted to affirm the regained identity of peoples through architecture and urban planning. Heads of state such as Habib Bourguiba have tried to merge the country’s traditional culture with their desire to lead their peoples on the path of modernization. Through exceptional commissions such as presidential palaces, architects will propose architectures that adapt to the place, culture and precepts of the Athens Charter. Based on the analysis of five presidential bungalows of the Palace of Skanes designed by Olivier-Clément Cacoub, architect of the Tunisian presidency from the 1960s onwards, we will discover how modern architecture has adapted to the southern Mediterranean.

الملخص

كان للحركة الحديثة تأثير كبير على الإنتاج المعماري العالمي. إذا كان مهد هذه الحركة أولا في أوروبا والولايات المتحدة الأمريكية، فقد نشرت هذه الحركة أفكارها في جميع أنحاء العالم على مر٘ السنين فضلا لحركة المهندسين المعماريين. لكن ظهرتاختلافات ملحوظة حسب المنطقة الجغرافية ووسائل البناء المتاحة. ففي دول جنوب البحر المتوسط، تكيفت الهندسة المعمارية الحديثة مع المكان والمناخ من خلال فترة “إعادة الإعمار” في تونس ابتداء من 1943. ومع موجة اﻹستقلال في المغرب العربي وإفريقيا أرادت القوى السياسية الجديدة تأكيد الهوية المستردة للشعوب من خلال العمارة والعمران. لقد حاول رؤساء دول مثل الحبيب بورقيبة دمج الثقافة التقليدية للبلاد مع إرادتهم لقيادة شعوبهم على طريق التحديث من خلال أوامر استثنائية مثل القصور الرئاسية، سيقترح المهندسون المعماريون هياكل تتكيف مع المكان والثقافة ومبادئ ميثاق أثينا.
من خلال تحليل مجموعة من خمسة بناءات تنتمي لقصر صقانس الرئاسي والتي صممها أوليفيا كليمون كاكوب، مهندس رئاسة الجمهورية التونسية في الستينات. سنكتشف من خلالهم كيف تكيفت الهندسة المعمارية الحديثة في دول جنوب البحر المتوسط.

Entrée d’index

Mots-clés : Olivier-clément Cacoub, Architecture méditerranéenne, architecture moderne du sud, Tunisie.
Keywords: Olivier-clément Cacoub, Mediterranean architecture, modern architecture of the south, Tunisia.

الكلمات المفاتيح: عمارة البحر المتوسط، العمارة الحديثة، تونس، أوليفيا كليمون كاكوب، تونس

Plan

Introduction
1-Un architecte en prise avec les courants : Entre Grand Prix de Rome, Architecture moderne et Méditérranéité
2-Skanès, un palais dans une palmeraie

3-Architecture moderne du Soleil
Conclusion

Texte intégral

Introduction

Le mouvement moderne en architecture a pendant des décennies été perçu comme un tout indivisible. Une vague d’idées, de béton, de standardisation et de formes simples qui aurait déferlé sur le monde de l’architecture pour le refaçonner d’un seul bloc. Les principaux acteurs étaient connus, Le Corbusier surtout, par le grand public pour son effort considérable de médiatisation de ses idées.
Mais l’histoire se réécrit à la lumière des nouvelles recherches, des études critiques et du recul que les années qui passent nous offrent. Le mouvement moderne global a perdu de son aura d’absolu avec l’émergence des critiques régionalistes et post-modernistes, tout d’abord, qui à l’instar de Aldo Rossi ou Ricardo Bofill, se tournent vers les spécificités culturelles et historiques de l’environnement dans lequel ils construisent. Ces spécificités intrinsèques à la production architecturale, les modernes avaient voulu les gommer, au début du XXème siècle, afin de mettre en valeur le grand principe de l’universalité de l’architecture et de l’homme, qui fondait leur idéologie.
Néanmoins, l’analyse des architectures produites par le Mouvement moderne a permis de mettre en exergue la dichotomie qu’il y avait entre le discours universaliste et les nuances qu’on retrouve dans l’architecture produite. Le mouvement moderne a donné naissance à une multitude d’architectures modernes. Les tours de Mies Van Der Rohe, les habitats sociaux de Ernst May, le purisme de Le Corbusier, autant d’expérimentations qui ont évolué, et se sont adaptées, plus ou moins, aux environnements dans lesquels elles se sont implantées grâce entre autres, au formidable travail intellectuel produit par les modernes (Monnier, 1994).
Les grands maîtres modernes n’ont pas vraiment beaucoup construit au sud de la méditerranée. Mis à part Le Corbusier qui a conçu la villa Baizeau(1)à Carthage (Benton, 2014). Les constructions modernistes, nous les devons essentiellement à des architectes(2)tels que Jacques Marmey ou Bernard Zerhfuss qui, pendant la période de la reconstruction, après la IIème guerre mondiale, ont proposé une architecture particulière au Maghreb, une adaptation rationnelle au lieu, aux matériaux disponibles, au climat et aux nouvelles tendances de l’architecture (Breitman, 1986). Plus tard, dans la Tunisie indépendante des années 1960, d’autres architectes vont émerger.
Le nouveau régime républicain indépendant tunisien a la volonté d’asseoir son identité à travers la construction de nouveaux équipements. Le premier Président de la République Tunisienne, Habib Bourguiba, impulse un vent de modernité à travers le pays. Il lance plusieurs grands projets à l’échelle nationale, ses priorités sont l’éducation, le progrès, la vie décente et les équipements du pays.
Il veut une nation moderne avec des routes, des ponts, des hôpitaux, des écoles, des universités, des stades, et des villes modernes(3).Mais il n’est pas question pour Bourguiba de renier l’identité culturelle du pays. Après soixante ans de colonisation française, l’heure est à l’affirmation de la tunisianité et à la mise en avant de son histoire millénaire. A l’instar des pays comme l’Inde, le Brésil ou le Mexique(4), le président tunisien veut affirmer l’identité nationale à travers ses projets architecturaux.
L’occasion lui sera donnée, très tôt au cours de son long mandat présidentiel, d’exprimer grâce à son maître d’œuvre Olivier-Clément Cacoub sa vision d’une architecture contemporaine tunisienne. En 1962, deux palais présidentiels sont achevés. Celui de Carthage, résidence officielle du Président de la république et siège de son activité politique et diplomatique est une juxtaposition phénoménale de style andalou, de salons à la Louis XVI, de décors tunisiens et de jardins à la française.
Le second, plus modeste dans ses dimensions et son programme est un palais-résidence d’été. Construit à Skanès, un village voisin de la ville natale de Bourguiba, Monastir. Plus nuancé dans son esthétique, le Palais de Marbre « Qasr el Marmar » a été ainsi nommé à cause de ses façades recouvertes de moucharabieh et de dalles de marbre blanc. L’édifice est selon son auteur une interprétation d’un plan carré méditerranéen. Ce questionnement sur la qualification de cette architecture, sa modernité, sa méditérranéité, nous voudrions l’aborder dans l’œuvre d’Olivier-Clément Cacoub à travers des objets architecturaux uniques que sont les bungalows des invités présidentiels du Palais de Marbre.
L’objectif étant de définir les apports, les influences et les hybridations dans l’architecture moderne et contemporaine tunisienne.

1-Un architecte en prise avec les courants : Entre Grand Prix de Rome, Architecture moderne et Méditérranéité

1-1-Beaux-Arts et Grand Prix de Rome

Olivier Clément Cacoub est un enfant de la Médina de Tunis. Il a été élève au Lycée de Tunis et a rejoint après son bac, l’atelier de Gaston Glorieux à l’Ecole des Beaux-Arts de Tunis, où il ne restera qu’une seule année.En 2e classe, il est admis en 1942 à l’atelier Pierre Bourdeix à l’Ecole Régionale d’Architecture de Marseille.Puis il est transféré à l’Ecole de Paris où il sera élève d’Emmanuel Pontremoli(5)et André Leconte.
Durant ses années de cours à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, Cacoub va participer à plusieurs concours(6).
Le Grand Prix de Rome de l’Académie de France à Rome(7)est un des concours les plus importants dans la vie d’un étudiant en Architecture (ou d’une autre discipline).Nous avons pu accéder à son projet Premier Grand Prix de Rome de 1953, conservé à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris(8). Olivier Clément Cacoub sera pensionnaire à l’Académie de France à Rome de 1953 à 1957. Comme tous les pensionnaires, ses envois de Rome auront pour thème des architectures antiques à restituer. Pour leur troisième année, les pensionnaires ont l’obligation, depuis la réforme de 1948, d’effectuer un voyage dans le bassin Méditerranéen ou dans un autre pays. Cacoub a choisi de l’effectuer en Tunisie (comme son Patron d’Atelier aux Beaux-arts Pontremoli avant lui). Son envoi de troisième année, en 1957, a été une étude de « l’Architecture et urbanisme méditerranéen, création et aménagement d’une grande voie traversant la Médina historique de Tunis.« 

1-2-Une commande exceptionnelle

Après son Premier Grand Prix de Rome, commencera sa carrière avec un centre d’accueil(9)pour enfants à Ksar-Saïd dans le gouvernorat de La Manouba en 1958. Très vite, le Premier Président de la jeune République Tunisienne, Habib Bourguiba, va avoir connaissance de ce jeune architecte tunisien Grand Prix de Rome.  C’est à travers sa deuxième épouse Wassila Bourguiba, selon Chédli Klibi, que le premier chef d’Etat tunisien va faire la connaissance du jeune architecte.  » Le choix de Cacoub, pour construire les palais de Carthage et de Skanès, était le sien. Elle le présenta à Habib Bourguiba, qui fut séduit par son intelligence, sa vision alliant l’ancien et le moderne, et son bagout » (Klibi, 2012).
Bourguiba va confier à Cacoub le réaménagement de sa ville natale de Monastir. L’architecte va complètement métamorphoser cette petite ville côtière en une grande ville balnéaire selon les principes du Mouvement Moderne. « L’occasion de construire dans des conditions exceptionnelles allait bientôt m’être donnée. Je la dois à la Tunisie, pays où je suis né et plus particulièrement au Président Bourguiba qui me confia la reconstruction de Monastir, sa ville natale. » (Cacoub, 1974).
A partir de cette collaboration, de cette amitié naissante et de cette estime partagée, la carrière d’Olivier Clément Cacoub va connaître un bond fulgurant. Bourguiba le désigne architecte de la Présidence de la République. Il est aussi architecte en chef des Bâtiments civils et Palais nationaux. De 1958 jusqu’en 1974, il réalisera 123 projets et études dont la moitié en Tunisie.  Pour ses activités d’avant 1974, son livre « Architecture de soleil » constitue une source importante et fiable. Son agence prolongera son activité jusque six mois avant sa mort en 2008.
Son amitié avec Bourguiba a permis à Cacoub d’avoir de nombreuses relations avec plusieurs chefs d’états africains. Il sera l’architecte de deux Présidents africains : Félix Houphouet Boigny(10), Président de la Côte d’Ivoire et Mobutu Sese Seko(11), Président de l’ancien Zaïre. En France, Cacoub est l’architecte notamment de la Cité Internationale des Arts en collaboration avec Paul Tournon et Marion Tournon-Branly (1950-1965), du nouveau Palais des Festivals de Cannes, de l’Université d’Orléans-la-source (1962-1982).
Cacoub était proche des hautes sphères politiques françaises. Il était notamment devenu le conseiller d’Edgar Faure dans les années 1990.  En 2002, le Président Jacques Chirac décerne à Cacoub la cravate du commandeur dans l’Ordre de la Légion d’Honneur et salue la carrière de l’architecte qu’il considère comme  » l’un des grands bâtisseurs de ces trente dernières années ». A sa mort en avril 2008, Christine Albanel, alors Ministre de la Culture et de la Communication rend hommage à l’architecte: » Prolifique, respectueux dans l’audace, Olivier-Clément Cacoub laissera le souvenir d’un architecte dont la motivation profonde était de rendre les gens plus heureux »(12).

2-Skanès, un palais dans une palmeraie

2-1-Un palais méditerranéen

Au cours de sa carrière, Cacoub va concevoir toutes sortes de bâtiments, parmi eux des commandes officielles comme celle du Palais de Marbre de Skanès en 1962. Il s’agit d’un palais estival pour la Présidence de la République, implanté face à la mer dans une palmeraie de plus de 1000 arbres à Skanès Monastir, la ville natale du Président de la République Habib Bourguiba.
Ce palais construit en 1962 s’inscrit dans un vocabulaire architectural qui répond en certains points aux préceptes modernistes (toit terrasse, façade libre, fenêtres en bandeau), mais qui pour ce qui est de l’ornementation, tire plus ses références des palais de l’aire arabo-musulmane (dentelle de marbre, tapisseries de carreaux de céramique…).
Dans le texte descriptif qu’il fait de ce Palais de Marbre dans son ouvrage Architecture de Soleil, Olivier-Clément Cacoub évoque une conception de plan « d’inspiration authentiquement méditerranéenne ».

Fig. 1. Le Palais de marbre, façade principale et esplanade, une architecture corbuséenne méditerranéenne, Cérès.1974.

Le plan du palais est carré entourant un patio dont deux des façades sont constituées d’une série de colonnades monumentales ouvrant l’édifice sur le paysage.
Le palais lui-même est un jeu complexe entre grammaire architecturale moderne et vocabulaire esthétique local traditionnel.

Fig. 2. La façade sud-ouest du palais, l’aile des chambres,un édifice aux références corbuséennes, Cérès. 1974.

2-2-Cinq bungalows en  » Cinq Points »

L’enceinte du Palais du Marbre renferme dans son jardin 5 bungalows sur pilotis dont la pureté formelle contraste avec la riche décoration du Palais. A l’époque, ces constructions servaient de logement pour les invités du couple présidentiel. A leur construction et durant toute la présidence de Bourguiba, ces bungalows et le palais étaient les seules constructions de l’impressionnante palmeraie de 1000 arbres.
Ces cinq unités constituent un exemple assez singulier de ce que l’architecte a pu concevoir.
Une trentaine d’années après la construction de la Villa Baizeau par Le Corbusier sur le sol tunisien, Cacoub présente une réinterprétation des préceptes architecturaux modernes agrémentés de détails constructifs qui les intègrent au climat et au site.

Fig. 3. Les 5 bungalows dans leur environnement immédiat Google Map. 2019.

S’ils s’inscrivent assez naturellement dans l’héritage du Mouvement moderne puisqu’ils correspondent aux Cinq Points de l’Architecture Moderne énoncés par Le Corbusier à partir de 1927, ces constructions sont tout de même une adaptation au lieu.

  • Toit terrasse

Les cinq bungalows présentent des toits plats mais qui ne sont pas tous accessibles. Une seule des unités présente une toiture-terrasse totalement accessible. Les toits sont particulièrement marquants dans ces bungalows puisqu’ils débordent généreusement de trois côtés.

Fig. 4. Les toits plats et débordants des bungalows. Photographie personnelle. 2018.

  • Le plan libre

Les bungalows présentent des espaces intérieurs assez ouverts. Les espaces nuits ne sont séparés de la pièce de vie que par une cloison amovible légère en fer, une sorte de rideau. Un seul des bungalows offre une chambre à coucher cloisonnée.

  • Les pilotis

Tous les bungalows sont surélevés et accessibles par un escalier latéral et reposent sur des pilotis dont la forme conique inversée est caractéristique du mouvement moderne. Au rez-de-chaussée, des dépendances (salle de bain extérieure, local technique) sont cachées dans un mur courbe, non porteur, recouvert d’un parement de pierres.

Fig. 5. Construction sur pilotis. Photographie personnelle. 2018.

  • Ouvertures sur paysage

S’agissant de bungalows dont la surface est assez restreinte, l’accent a été mis sur des ouvertures totales en bande sur le balcon-terrasse aux proportions généreuses.

Fig. 6. Porte-fenêtre intégrale. Photographie personnelle. 2018.

  • La façade libre

Les ouvertures jouent un grand rôle dans ces bungalows, elles sont là pour cadrer le paysage et ouvrir au maximum l’intérieur sur les terrasses tout autour. Les façades découlent donc de cette prérogative.

3-Architecture moderne du Soleil

3-1- Une architecture de brise-soleil

Le Corbusier adopte dans son projet de la Villa Baizeau le principe de balcons entourant la maison, constituant ainsi un toit-parasol. Cette solution est une reprise des dispositifs traditionnels de protection solaire (Siret, 2006). Cacoub, dans ses bungalows présidentiels va proposer une typologie semblable à la combinaison choisie par Le Corbusier dans la Villa Baizeau : pilotis, fenêtres en bandeau et toit-parasol.La relation de l’architecture d’Olivier-Clément Cacoub avec le soleil est très importante dans son œuvre et dans son discours. Il nomme d’ailleurs son livre « Architecture de soleil », et y insiste sur l’importance de l’ombre et de la lumière pour l’architecte et le méditerranéen qu’il est.
Autre préoccupation pour ce climat méditerranéen chaud, l’orientation des bungalows. Leurs terrasses et ouvertures suivent toutes l’orientation nord faisant face à la mer. Les façades sud des bungalows sont peu percées d’ouvertures. Les portes d’entrée se trouvent sur la façade est ou ouest.

Fig. 7.Typologies de brise-soleil en béton armé courant tout autour des bungalows. Photographies personnelles. 2018.

3-2- Tradition méditerranéenne

Dans ces bungalows du Palais présidentiel, les signes d’une réinterprétation d’une architecture traditionnelle méditerranéenne ou arabo-musulmane sont minimes. Nous relèverons seulement l’introduction dans chaque bungalow d’une fresque murale faite de zelliges peints à l’instar des carreaux de faïence qui recouvrent traditionnellement les intérieurs des maisons méditerranéennes. Ces fresques, comme celles du Palais de Marbre et de ses jardins, sont signées par les plus grands noms de l’art contemporain tunisien comme Aly Ben Salem, Ali Bellagha, Jallel Ben Abdallah, Abdelaziz El Gorgi ou Nello.

Fig. 8. Deux fresques de Aly Ben Salem et de Ali Bellagha sur les terrasses de deux des bungalows.
Photographie personnelle. 2018.

3-3- Une modernité assumée

Les bungalows reprennent les préceptes de l’architecture de Le Corbusier et de la Charte d’Athènes des CIAM : construction sur pilotis, façade libre, plan libre, toit plat, fenêtres en bandeau, utilisation de matériaux modernes comme le béton armé, l’acier, le verre, les carreaux de pâte de verre et une non-ornementation manifeste. Les fresques murales présentes sur les terrasses des bungalows sont à apparenter à l’importance de l’art dans l’architecture moderne et non pas à prendre en compte comme une ornementation de façade.

Fig. 9. La façade est ouverte sur le paysage avec lequel elle dialogue. Photographie personnelle. 2018.

Conclusion

Ces bungalows présidentiels, grâce à leur simplicité programmatique (grande pièce de vie, cuisine et salle de bain) permettent de saisir la sensibilité de la réponse architecturale. C’est une adaptation au lieu, le superbe golfe de Skanès et la palmeraie du Palais avec leurs grandes ouvertures sur le paysage méditerranéen. Elle est aussi une adaptation au climat du sud de la méditerranée puisque la fraîcheur est recherchée à travers des dispositifs comme la toiture plate débordante faisant office de parasol pour tout le bungalow, ou aussi le rez-de-chaussée qui, libéré grâce au pilotis, offre un vaste espace ombragé. Les bungalows qui se trouvent aujourd’hui dans un état de délabrement inquiétant restent tout de même des lieux agréables à visiter et même à fréquenter malgré les détritus. Des pécheurs de la crique voisine viennent quotidiennement faire la sieste dans l’embrasure des fenêtres-banquettes prévues par l’architecte.
Cette adaptation au lieu reste une réponse architecturale moderne en filiation directe avec les principes de Le Corbusier. Les pilotis, les murs nus, la pureté des formes, le béton armé, toutes ces caractéristiques nous les retrouvons dans cette proposition d’Olivier-Clément Cacoub.
Certes l’architecte nous a habitués à plus d’extravagance dans son expression architecturale, comme c’est le cas dans l’enveloppe et l’écriture intérieure du Palais du Marbre voisin, mais les bungalows constituent un indice pour une meilleure lecture de sa production architecturale. Sa maîtrise des préceptes modernistes et l’adaptation qu’il en fait nous éclairent sur ses influences et sur sa production future.
Les bungalows de Skanès sont un témoignage important et rare de l’influence qu’a eu le Mouvement Moderne au sud de la méditerranée. Leur état de délabrement actuel et les spéculations foncières qui pourraient les toucher dans les prochaines années nous font craindre leur destruction ou leur altération définitive. Ils constituent avec le Palais de Marbre un tout. On ne peut saisir le modernisme du Palais du Marbre sans le canevas que nous offre la présence des bungalows.

Bibliographie

Agence Tunis Afrique Presse, 1978, Habib Bourguiba, citations choisies. Tunis :Editions Dar El Amal, 610 p.
Ben Ayed A., 2011, « La reconstruction en Tunisie : un contexte propice à l’émergence d’une production architecturale exemplaire », in Formes urbaines et architectures au Maghreb aux XIXème et XXème siècles, Tunis, Centre de Publication Universitaire.
Bilas C., Bilanges, T.,2010,Tunis, l’orient de la modernité, Paris, Editions de l’Eclat/ Editions Déméter.
Breitman M., 1986, Rationalisme et tradition : Jacques Marmey 1943 – 1949, Bruxcelles.
Cacoub O.-C., 1974,Architecture de soleil,Tunis.
Cohen J-L, 2012, L’architecture au futur depuis 1889, Editions Phaidon,Paris.
JelidiC., 2010, « Hybridités architecturales en Tunisie et au Maroc au temps des protectorats : orientalisme, régionalisme et méditérranéisme », in Consciences patrimoniales, matériaux de cours issus des formations Mutual Heritage Vol 2,2010,Bolonia University Press,Bologne.
JelidiC., 2012,  » Des protectorats aux Etats-nations : tradition et modernité architecturales et urbaines en Tunisie et au Maroc, ou la systématisation d’un vocabulaire à des fin politiques », in De la colonie à l’Etat-nation : constructions identitaires au Maghreb. Collection Maghreb et Sciences sociales,L’Harmattan-IRMC,Paris, p. 5-33.
Klibi C., 2012, Habib Bourguiba radioscopie d’un règne,Editions Déméter,Tunis.
Monnier G., 1994,Histoire de l’architecture du XXème siècle, collection Que sais-je?, Presses Universitaires de France, Paris.
Benton T., 2014, Le Corbusier et la Méditerranée. Domus Mare Nostrum, Habiter le mythe méditerranéen.
« Dictionnaire des élèves architectes de l’Ecole des beaux-arts de Paris (1800-1968) ». Base de données avec biographies des élèves.  https://agorha.inha.fr.
Siret, D. Le Corbusier Plans 1940. Etudes d’ensoleillement (sans lieu). Version française, Fondation Le Corbusier,Le Corbusier Plans, DVD n°7,  Fondation Le Corbusier,Echelle 1 Codex Images International, 2006, . Disponible sur internet : http://www.el-intl.com. halshs-01249649.

Notes

(1) La villa Baizeau, est aujourd’hui dans l’enceinte du Palais Présidentiel de Carthage. En 1927, L. Baizeau un industriel vivant en Tunisie visite l’expositiondu Deutscher Werkbund, »Weisenhofsiedlung », à Stuttgart. Lors de cette exposition plusieurs architectes du mouvement moderne vont concevoir et construire leurs habitations modernes idéales. L’industriel est fasciné par les deux maisons conçues par Le Corbusier. Il va commander à l’architecte une villa sur les hauteurs de Carthage. Le Corbusier ne va pas se déplacer en Tunisie au préalable et va plutôt grâce à une correspondance avec son client concevoir à distance cette villa. Ce projet va être publié en 1930 dans Œuvres Complètes.
(2) Ces architectes du Service d’Architecture de la Direction des Travaux Publics, dirigés par Bernard Zehrfuss en 1943 sont : Jacques Marmey, Jean Drieu La Rochelle, Michel Ventre, Roger Dianoux, Jason Kyriacopoulos, Jean Auproux, Lu Van Nhieu, Jean Le Couteur, Robert Greco, Francis Jerrold, Claude Blanchecotte, Michael Patout, Armand Demenais, Jean Lamic, Granger, Bossuet et Paul Herbé. (Ben Ayed, 2011).
(3) « Nous aurons à édifier un Etat ; à élever notre niveau, à donner de l’instruction aux gens ; à faire disparaître l’ignorance, les superstitions, la pauvreté et la faim ; à orienter notre jeunesse et notre élite intellectuelle dans les voies du succès, vers les professions et les sciences qui nous font défaut. »(Extrait d’un discours de Habib Bourguiba à Gafsa le 10 Janvier 1956, In Habib Bourguiba Citations choisies par l’Agence Tunis -Afrique -Presse ; Editions Dar El Amal, Tunis, 1978) ; « Sans recours à la technique, aucun progrès n’est possible et nous nous condamnerions à végéter dans la misère et le sous-développement. »(Extrait d’un discours de Habib Bourguiba à Tunis le 2 Mai 1959, In Habib Bourguiba Citations choisies par l’Agence Tunis Afrique Presse ; Editions Dar El Amal, Tunis, 1978.)
(4) En Inde, la ville de Chandigarh est conçue par une équipe d’architectes et d’urbanistes menée par Le Corbusier qui vont à partir de 1951 construire des édifices politiques symboles d’une nouvelle Inde. Au Brésil, la nouvelle capitale Brasilia est l’incarnation d’une volonté politique qui donnera lieu à des chefs d’œuvres d’architecture. Au Mexique, le président-architecte Miguel Aleman (1946-1952) va inspirer une architecture nationaliste et indigéniste (Monnier, 1994).
(5) Emmanuel Pontremoli (1865-1956) a été Président de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris.
(6) Au concours Bourgeois et Godeboeuf,il obtient une Mention en 1945 et en 1946. Ilremporte le Prix Paul Delaonen 1947. Au concours Rougevin et Eustache, il aura une Mention en 1947, en 1948 et en 1951.Au concours Paulin et Labarre, il obtient une Mention en 1945 et en 1949, et en 1952.Au concours Redon, il obtient une Mention en 1948 et en 1949, et le 1er Prix Redon ex-æquo en 1951. (Base de données INHA)
(7) Ce concours apparaît en 1702 la première fois et devient régulier vers 1720. Il sera suspendu pendant la Révolution de 1789 puis reprend une activité régulière jusqu’en 1967, date à laquelle il sera définitivement interrompu. Cette institutionnalisation du voyage en Italie entrepris par les architectes et les artistes à la rencontre des œuvres de l’Antiquité et de la Renaissance, va devenir au fil des siècles, le moyen d’accéder pour ces artistes à des charges prestigieuses une fois primés.  Nombreux Premiers Grands Prix de Rome ont accédé au professorat et à un siège à l’Académie des Beaux-Arts.
(8) Une planche du projet conservée sous le numéro d’inventaire PRA465 à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris.
(9) Documents conservés aux Archives Nationales de Tunisie « Plans, correspondances concernant la construction et l’installation du chauffage central au Centre d’Accueil pour les enfants de Ksar Saïd », Série M, S/Série M3, Carton 15, dossier 44. 1954-1960. 172 pièces.
(10) Premier Président de la Côte d’Ivoire de 1960 à 1993
(11) Second Président de la République du Zaïre
(12) Hommage de Christine Albanel le 29 Avril 2008, source : Le Moniteur

Pour citer cet article

Emna Touati, «  Les bungalows de Skanès, un modernisme du sud. Un exemple d’architecture moderne au sud de la méditerranée«  , Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’architecture maghrébines [En ligne], n°7, année 2019.
URL:http://www.al-sabil.tn/?p=5407

Auteur

* Doctorante- Ecole Nationale d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis- Université de Carthage


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