Données nouvelles sur un oratoire à Kairouan antérieur à l’époque hafside : Masjid Ibn Ghãlib

09 | 2020

Données nouvelles sur un oratoire à Kairouan antérieur à l’époque hafside : Masjid Ibn Ghãlib

Taha Khechine (*)

Résumé | Entrée-d’index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur

Résumé

La fouille archéologique menée dans Masjid ibn Ghālib a permis de le dater de l’époque hafside (XIIIe siècle) et de prouver qu’il était bâti sur les vestiges d’un deuxième oratoire remontant au Xe siècle. Les deux oratoires, simples par leur architecture, avaient presque le même plan et étaient construits en respectant des proportions attestées essentiellement au niveau de la morphologie des mihrabs et des éléments de support, ce qui a donné à ces deux monuments religieux plus d’harmonie. Le sol de ces oratoires a été surélevé à plusieurs reprises, lors des travaux d’entretien et de reconstruction, pour atteindre une hauteur qui dépasse les 3m relativement au niveau du pavement le plus ancien. Les consultations juridiques gérant ces travaux à Kairouan avaient le mérite de nous préserver les spécificités architecturales et l’emplacement de ces oratoires dans la médina.

Abstract

The archaeological excavation carried out in Masjid ibn Ghālib has allowed to date it to the Hafsid period (13th century) and to prove that it was built on the remains of a second oratory dating back to the 10th century. The two oratories, simple in their architecture, had almost the same plan and were built with proportions that are attested mainly in the morphology of the mihrabs and the supporting elements, which gave these two religious monuments more harmony. The floor of these oratories was raised several times during maintenance and reconstruction work, to reach a height of more than 3m relative to the level of the oldest pavement. The legal consultations managing these works in Kairouan had the merit of preserving the architectural specificities and the location of these oratories in the Medina.

الملخص

بفضل التنقيبات الأثرية التي أُجريت في مسجد ابن غالب تمكنا من تحديد تأريخه إلى العهد الحفصي (القرن الثالث عشر ميلادي) و إبراز تشيده على أنقاض مسجد ثان يعود تاريخه إلى القرن العاشر ميلادي. إن عمارة هذا المسجد رغم بساطتها، فان وحداته المعمارية مثل عناصر الحمل(عقود وأعمدة) و شكل محرابه قد شيدت بطرق متناسقة. وما نلاحظه حاليا من إخلالات و عدم التناسق على مستوى طول الأعمدة هو ناتج عن مراحل التعلية التي شهدتها أرضية هذه المساجد و التي تصل إلى 3 أمتار بالنسبة إلى أقدم مستوى أثري تم الكشف عنه. و تجدر الإشارة في هذا السياق إلى الدور الفعال الذي لعبته الفتاوى المتعلقة بصيانة المعالم الدينية في الحفاظ على الخصائص المعمارية ومواقع المساجد في مدينة القيروان.
بفضل التنقيبات الأثرية التي أُجريت في مسجد ابن غالب تمكنا من تحديد تأريخه إلى العهد الحفصي (القرن الثالث عشر ميلادي) و ابراز تشيده على أنقاض مسجد ثان يعود تاريخه إلى القرن العاشر ميلادي. إن عمارة هذا المسجد رغم بساطتها، فان وحداته المعمارية مثل عناصر الحمل(عقود وأعمدة) و شكل محرابه قد شيدت بطرق متناسقة. وما نلاحظه حاليا من إخلالات وعدم التناسق على مستوى طول الأعمدة هو ناتج عن مراحل التعلية التي شهدتها أرضية هذه المساجد والتي تصل إلى 3 أمتار بالنسبة إلى أقدم مستوى أثري تم الكشف عنه.  وتجدر الإشارة في هذا السياق إلى الدور الفعال الذي لعبته الفتاوى المتعلقة بصيانة المعالم الدينية في الحفاظ على الخصائص المعمارية ومواقع المساجد في مدينة القيروان.

Entrée d’index

Mots-clés : Kairouan, Médina, oratoire, fouille, architecture, mihrab, essai de restitution.
Keywords: Kairouan, Medina, oratory, excavation, architecture, mihrab, restitution attempt.

الكلمات المفاتيح: القيروان، مسجد، حفريات، عمارة، محراب، إعادة إحياء.

Plan

Introduction
1. Emplacement et aperçu historique

2. Les données de la fouille archéologique
3. Les données architecturales

Conclusion

Texte intégral

Introduction

Faisant partie d’un ensemble d’oratoires à l’intérieur de la Médina de Kairouan, Masjid ibn Ghālib, objet de cette étude, n’est mentionné dans les documents biographiques que d’une manière sporadique sans préciser ni sa date de construction ni le nom de son fondateur. L’objectif du sondage que nous avons mené à l’intérieur de ce monument était de déterminer les différentes phases de son occupation et d’essayer aussi de reconstituer son histoire.
En effet, sur le plan architectural, nous relevons de prime abord que les éléments de support de ce masjid sont disproportionnés comme cela a été le cas pour Masjid Abū Qibā (1) dans lequel nous avons entrepris une fouille archéologique et qui posait presque les mêmes problématiques. Dans notre oratoire, cette anomalie est expliquée par une surélévation du niveau du sol qui avait enfoui, au fil de l’histoire du masjid, une partie importante des fûts de colonnes. La date de construction du Masjid Abū Qibā, est attribuable à l’époque hafside compte tenu des données stratigraphiques. De ce fait, et vu l’ensemble de questions que posait ce monument, la datation du Masjid ibn Ghālib ne pourrait être déterminée que par le biais de la fouille archéologique et ce à l’instar du Masjid Abū Qibā.

A ce propos, nous avons profité des travaux de restauration menés par l’INP dans Masjid ibn Ghālib, au cours du mois de septembre 2018, pour creuser un sondage de 1,90m x 1,50 x 3,21m devant le mihrab afin de tenter de résoudre les problématiques suivantes(2):

  • Déterminer les différentes phases de construction du masjid(3).
  • Reconnaitre la nature du substratum sur lequel est bâti Masjid ibn Ghā
  • Essai de restitution des caractéristiques architecturales de ce lieu de prière.
  • Et enfin chercher à prouver le maintien du même emplacement des oratoires dans la Médina au cours de leurs différentes phases de construction.

1. Emplacement et aperçu historique

1.1- Emplacement (fig.1)

Sis au sud-ouest de la porte de Bāb al-Jadīd, le masjid donne sur une impasse qui débouche sur deux ruelles, l’une conduisant à la porte précitée et l’autre menant vers l’artère principale reliant Bāb al-Jallādīn à Bāb Tūnis. Selon Ibn Nājī, le quartier où prend place l’oratoire est connu à l’époque hafside, sous le nom d’an-nabbādhiyya, dénomination qui a continué à être utilisée jusqu’au XIVe siècle(4). Par la suite il a pris le nom du quartier des tanneries suite à l’installation des ateliers de tannage dans les environs de la Zawiya al-Jadīdī et du Masjid an-nabbādhiyya, dénommé par la suite(5)(Masjid ibn Ghālib) objet de notre étude.

Fig. 1. Plan de situation du Masjid ibn Ghālib.
Source: Archives INP.

1.2 Aperçu historique

Signalons que malgré les bribes de données figurant dans les sources historiques et biographiques et dans les documents d’archives dont nous disposons sur ce monument, le nom du constructeur de ce masjid nous est inconnu. En effet, ces données mentionnent que cet oratoire était connu au XIVe siècle sous le nom de Masjid an-nabbādhiya,(6)ppellation dérivée du nom du quartier dont il fait partie et où se vendait le vin (nabīdh)(7). Le nom d’ibn Ghālib fut attribué à cet oratoire après que le faqīh Abū Ishāq Ibrāhīm ibn ‘Abd al-Salām ibn ‘Abd al-Ghālib al-Musrātī (m.704/1304)(8),qui avait œuvré à l’interdiction de la vente du vin à Kairouan, ait habité le même quartier et avait enseigné dans ce masjid(9).La date de construction de ce monument, absente dans les documents textuels, ne sera déterminée que par les résultats d’une fouille archéologique que nous avons menée sur les lieux. Ils démontrent que ce masjid a été bâti au cours du XIIIe siècle et qu’il a été élevé sur les structures d’un oratoire plus ancien remontant au Xe siècle(10).
Seulement il s’avère que même si la fouille archéologique dénoue le problème de la datation de ces deux oratoires (Masjid ibn Ghālib et celui du Xe siècle), des interrogations persistent sur leurs noms d’origine ainsi que sur les noms de leurs fondateurs.

2. Les données de la fouille archéologique

2.1- Présentation des données archéologiques

La fouille a permis de dégager un premier sol en briques cuites 2001 en relation avec le mihrab actuel. Au-dessous de ce sol, se déploie sur tout le sondage deux épaisses couches de remblai (2002 et 2004) couvrant un sol en briques cuites 2005 se trouvant à 1,10m en contrebas du pavement 2001 (fig.2). Le sol 2005 est couvert d’une mince couche de mortier de 1cm d’épaisseur composé d’un mélange de chaux et de sable. Il est posé sur les murs périmétraux du mihrab 2007 et sur une épaisse couche de remblais 2006 riche en matériaux de construction (briques cuites, fût de colonne et fragments d’enduits) (fig.3 et 5). 

Fig. 2.  Les sols en relation avec le mihrab 2003.
Source: Photo de l’auteur.

Fig. 3.  Superposition des mihrabs 2003 et 2007.
Source: Photo de l’auteur 

La couche 2006 définissant la phase de destruction de l’oratoire du Xe siècle en relation avec le mihrab 2007, constitue un remblai favorisant la surélévation du niveau du sol du masjid pour édifier le mihrab 2003 et aménager le sol 2005 de l’oratoire hafside du XIIIe siècle (fig.3). Ce niveau de destruction 2006 s’étend sur deux autres couches (2008 et 2009) riches en ossements humains, disposés en vrac, et comblant l’entourage du mihrab 2007(fig.5).
La couche 2009, s’appuie sur le sol 2010 en relation avec le mihrab 2007(fig.4). Ce pavement est composé de briques cuites, de réutilisation puisqu’elles renferment sur leurs lits une couche de mortier, adhérée avec de la terre.

Fig. 4. Mihrab 2007 et le sol 2010.
Source: Photos de l’auteur.

Le sol 2010 est établi sur la couche 2011 dont le décapage a permis de constater que la niche du mihrab 2007 s’étend en profondeur d’une manière sous-jacente au niveau de ce pavement. Ainsi le sol 2010 n’est autre que le résultat d’un travail de surélévation du niveau du sol originel du masjid du Xe siècle. Le dégagement entier du mihrab 2007 nous a été difficile en raison de la fragilité du terrain et des risques d’éboulement. Nous signalons que nous avons fouillé au-dessous des structures en relation avec le mihrab 2003 sur une profondeur de 3,21m(11).

2-2- Interprétation des données archéologiques (fig.5)

Cette fouille a dégagé cinq phases de construction et une phase de destruction. La plus ancienne phase qu’on ait pu atteindre remonte au Xe siècle et se définit essentiellement par le mihrab 2007. Il s’agit d’une niche semi-circulaire de 1,13m de diamètre surplombée des deux côtés par un massif construit en briques cuites adhérées avec de la terre. Dans son état actuel, la hauteur qu’on a pu dégager de ce mihrab est de 1,84m et une partie de cette niche reste ensevelie y compris son sol originel. Au cours de la première moitié du XIe siècle marquant la deuxième phase de construction, le sol du mihrab ainsi que celui de la salle de prière a été surélevé pour aménager un sol en briques cuites 2010.
La troisième phase d’occupation datant du XIIe siècle, se manifeste probablement par le changement de la fonction du masjid qui s’est transformé en lieu de sépulture puisque des ossements humain ont été dégagés de la couche 2009 (0,50m d’épaisseur) aux alentours du mihrab 2007 (fig.5). La présence de ces ossements nous incite à nous interroger sur les causes de leur présence en ce lieu. Notons qu’à l’extérieur du masjid se trouve actuellement un terrain de superficie étroite, côtoyant le mur sud-est de la salle de prière et qui était destiné à l’enterrement (fig.6). La date de cette affectation et les personnes ensevelies en cet espace nous sont inconnues. La mitoyenneté des deux lieux nous incite à se questionner sur la relation qui existerait entre ce lieu de sépulture et les ossements humains exhumés dans la salle de prière.
Ce lieu de prière, probablement transformé en espace d’enterrement au cours du XIIe siècle, a été démoli au XIIIe siècle pour reprendre sa fonction initiale comme lieu de culte. Cette phase de destruction a engendré la démolition du cul-de-four du mihrab 2007 tout en préservant la niche inférieure et les murs périmétraux de l’oratoire du Xe siècle. Ensuite, au cours de la quatrième phase de construction, le terrain du masjid fut remblayé pour aménager l’oratoire hafside au cours du XIIIe siècle. Les travaux de cette phase consistaient à surélever le niveau du sol de l’oratoire de l’ordre de 1,39 m relativement au sol 2010 afin de construire le nouveau mihrab 2003.
La dernière phase de construction datant du XIXe siècle, se distingue par le haussement du niveau de l’oratoire de 1m avec l’aménagement du sol 2001 et l’édification du mihrab actuel (fig.5).

Fig. 5. Coupe au niveau du sondage : superposition des mihrabs et surélévation des niveaux des sols.
Source: Dessin de l’auteur.

3.Les données architecturales

3-1- L’oratoire actuel

L’oratoire actuel a un plan régulier de forme rectangulaire (18m x 7,8m), organisé transversalement en salle de prière et en une cour bordée d’une galerie abritant un mihrab(12). La salle de prière hypostyle(13) est répartie en trois nefs et en trois travées et renfermant un mihrab simple, dépourvu de décor et occupant le milieu du mur de la qibla (fig.6). 

Fig. 6.  Plan et élévation de l’état actuel du masjid.
Source: Dessin de Haroun Samer dessinateur à l’INP.

Le mihrab se présente sous l’aspect d’une niche semi-cylindrique de 0,64m de rayon surmontée d’un cul-de-four donnant sur la salle de prière par un arc brisé outrepassé (1,30m de portée et 0,90m de flèche) prenant appui sur deux colonnettes d’angle. La hauteur de ce mihrab de 2,70m est moins élevée que celles attestées dans les mihrabs hafsides (mihrab du Masjid Abū Qibā et mihrab du Masjid al-Dabbāgh) qui atteignent 3m.

Fig. 7.  Plan présentant la jonction des niches de mihrabs.
Source : Dessin de l’auteur.

Cette différence de hauteur est due au surhaussement du niveau du sol de la salle de prière de 1m relativement au sol hafside 2005 pour poser le sol 2001. Une telle intervention conduit à élever un nouveau mihrab (mihrab actuel datant du XIXe siècle) devançant le mihrab hafside 2003 de 0,50m (fig.7). En outre deux socles en briques cuites et en pierre, utilisés comme pieux, ont été construits sur le sol 2005 pour surélever de 0,40m le niveau des colonnettes d’angle du mihrab 2003 afin de recevoir l’arc de tête du cul-de-four du mihrab actuel (fig.5). Cette technique d’adossement des mihrabs semble être fréquente dans les monuments religieux. Elle est d’usage dans Masjid Abū Qibā à Kairouan(14), dans la mosquée al-Zaytouna(15) à Tunis et aussi attestée à l’oratoire du Ribat de Monastir (fig.8)(16).Ce procédé est présent aussi en Orient tels les mihrabs de la mosquée al-Hākim au Caire en Égypte (17).

Fig. 8.  La reconstruction des mihrabs et leurs jonctions dans certains monuments religieux.

 3-2- L’oratoire hafside (XIIIe siècle)

Le plan de la salle de prière de l’époque hafside était presque similaire au plan actuel, puisque les mihrabs des deux époques occupent le milieu du mur de qibla sauf que la niche la plus ancienne se trouve derrière celle de la plus récente. Ajoutons à cela que le mur sud-est se prolonge en profondeur pour aboutir au sol 2005 et le dépasse même selon les données archéologiques. Cette remarque semble être valable pour les autres murs de la salle de prière. Quant à la hauteur de la toiture qui est de 4,45m, elle est calculée relativement au niveau du sol hafside 2005. Une telle hauteur est attestée dans d’autres oratoires remontant à l’époque hafside à savoir : Masjid Abū Qibā (4,65m), où on a pu exhumer un sol hafside, et Masjid al-Dabbāgh (4,56m) qui a préservé le niveau de son sol originel. Ceci nous laisse penser qu’il s’agissait d’une hauteur standard en relation avec l’élévation des couvertures des oratoires de cette époque.
Le niveau du sol 2005 permet de déduire que la naissance de ses colonnes coïncide avec ce pavement et qu’elles prenaient appui sur des pieux en briques cuites à l’instar des structures portantes du Masjid Abū Qibā afin d’assurer leur stabilité. Ainsi, à partir du pavement 2005, les structures portantes deviennent bien élancées en hauteur en donnant à ses éléments de support une allure proportionnelle puisque leur hauteur (4,20m) est presque le double de leur portée (2,20m).
En se référant à ce qui est démontré ci-dessus, on pourrait déduire que la naissance du mihrab hafside est ajustée avec le niveau du sol 2005. Il est constitué d’une niche profonde de 1,20m et large de 1,42m avec un arc de tête du cul-de-four en plein cintre de 1,20 m de diamètre. La niche est prolongée des deux côtés d’un massif construit en briques cuites adhérées avec de la terre. Ses parois étaient couvertes d’une couche d’enduit riche en chaux dont ne persiste in situ que quelques fragments. La naissance du cul-de-four pourrait être déterminée en supprimant les deux socles recevant les fûts et en posant les colonnettes d’angle directement sur le sol 2005. Ainsi, la niche inférieure s’élève à une hauteur de 2,40m. Quant au cul-de-four, la flèche de son arc de tête pourrait atteindre 0,60m et dans ce cas, la hauteur totale du mihrab est de l’ordre de 3m, (fig.9).

Fig. 9.  Mihrab actuel et essai de restitution du mihrab 2003 de l’époque hafside.
Source: Dessin de l’auteur.

3-3- L’oratoire du Xe siècle

L’élément architectural le plus remarquable de l’oratoire du Xe siècle, est la niche du mihrab 2007 sur laquelle était élevé le mihrab 2003 de l’époque hafside (fig.10). Cette superposition des deux niches démontre que le mihrab 2007 occupe le milieu du mur sud-est à l’instar du mihrab hafside et du mihrab actuel. En outre, la fouille a démontré que le mur sud-est s’enfonce en profondeur en suivant la niche du mihrab du Xe siècle. Ceci permettait de déduire que les limites de la salle de prière n’ont pas changé : le même phénomène a été observé dans Masjid Abū Qibā dont la fouille témoigne que le mur de qibla et celui du côté nord-ouest prenaient naissance à une profondeur de 2,74m relativement à son sol actuel.
Nous avons dégagé lors de la fouille une épaisse couche de destruction 2006 riche en briques cuites et en fragments d’enduit associés à un fût de colonne en mabre de 0,60m de longueur et de 0,20m de diamètre. La couche 2006, remontant au XIIIe siècle, justifie que la salle de prière était démolie en préservant ces murs perimétraux qui étaient surélevés au cours de l’époque hafside avec l’aménagement du sol 2005. Étant données que les limites de la salle de prière n’ont pas changé et que les colonnes des oratoires de la Médina sont des biens haboussés(18)y compris ceux de cet oratoire, ceci incite à déduire que les colonnes de l’oratoire hafside et du masjid actuel appartenaient à l’oratoire du Xe siècle. Les fûts endommagés furent probablement changés ce qui expliquerait, dans ce cas, la présence d’un fût de colonne tronqué dans la couche de destruction 2006. Ainsi il est vraisemblable que les portées et la hauteur des éléments de support ainsi que l’élévation de la couverture ne différaient pas beaucoup de celles attestées dans l’oratoire de l’époque hafside.
Le mihrab de cet oratoire, tel qu’il est exhumé, est composé d’une niche à section semi-circulaire de 0,45m de rayon. Il est précédé de deux murets de 0,94m de longueur donnant de la profondeur à cette structure. La fouille n’a mis au jour qu’une partie de la niche inférieure du mihrab 2007 s’élevant à une hauteur de 1,84m. En réalité, la hauteur de cette niche ne devait pas dépasser les 2m vue la portée réduite du mihrab (1,13m) afin d’avoir une niche proportionnelle. Ainsi, une partie de la niche inférieure du mihrab 2007 et le sol originel restent ensevelies dans des couches de remblai et le cul-de-four fut démoli pour bâtir le mihrab 2003.  Les structures du mihrab 2007 sont construites en briques cuites adhérées avec de la terre et couvertes par une couche d’enduit riche en chaux dont ne persiste que quelques traces sur ses parois.
En prenant en considération la profondeur de la niche qui atteint 1,35m et son ouverture de 1,13m, on constate que cette niche est plus profonde que large. Ainsi, le cul-de-four qui surmontait cette niche pourrait être en forme d’un quart de sphère et devait s’élever à l’origine à une hauteur de 1m pour lui donner plus de portée. Dans ce cas, la hauteur totale du mihrab très probablement de 3m, est une mesure très proche de celles des mihrabs du Masjid Abū Qibā et du Masjid al-Dabbāgh. De cette manière, le cul-de-four donne sur la salle de prière par un arc en plein cintre outrepassé de 0,66m de rayon. L’absence de défoncements pour abriter des colonnettes d’angles laisse supposer que cet arc de tête était posé sur des piédroits. La fouille archéologique démontre que le mur sud-est dans lequel était inscrit le mihrab, se trouve en retrait de 0,43m du mur du mihrab 2003.

Fig. 10. Essai de restitution du mihrab 2007.
Source: Dessin de l’auteur.

Au cours de la première moitié du XIe siècle, le sol de l’oratoire fut surélevé par remblayage pour aménager le sol 1010(fig.10). Le mihrab était doté de deux petits massifs en briques cuites adossant le mur de qibla pour constituer deux encoignures destinées à recevoir des colonnettes d’angle (fig.10 et 11). La postériorité de ces deux massifs relativement au mihrab 2007 du Xe siècle est prouvée par un joint de séparation entre les deux structures et par la couche d’enduit couvrant le mur sud-est et se trouvant derrière chacun de ces massifs (fig.11).

Fig. 11. Joint de séparation prouvant que les massifs sont postérieurs à la date de construction du mihrab 2007.
Source:
Photo de l’auteur.

Conclusion

Les résultats de cette fouille ont ouvert de nouvelles voies pour la connaissance de l’histoire architecturale des monuments religieux de la Médina de Kairouan. Ils ont permis de dater Masjid ibn Ghālib, en le remontant à l’époque hafside (XIIIe siècle), et de prouver qu’il est bâti sur les structures d’un oratoire plus ancien, élevé au Xe siècle. Cette superposition des lieux de prière témoigne de l’ancienneté et du maintien du même emplacement des oratoires dans la Médina de Kairouan. On doit noter ici qu’un nombre important d’oratoires du Xe et du XIe siècle, cités dans les sources, mais qu’il est malaisé d’identifier aujourd’hui devaient se placer au-dessous des oratoires actuels(19). Le travail de la reconstruction d’un masjid sur les structures d’un autre oratoire, se faisait tout en préservant quasiment le même plan et la même superficie avec le réemploi des mêmes colonnes. Ce protocole de reconstruction était imposé par les fatawas (consultations juridiques) gérant les biens de mainmorte qui ont permis la préservation et la transmission des caractéristiques architecturales de ces monuments religieux. Ceci pourrait aussi expliquer le souci de conserver les différentes niches de mihrabs appartenant à un monument religieux, telles que celles de cet oratoire, ainsi que celle du Masjid Abū Qibā et de la mosquée al-Zaytouna de Tunis (fig.8).
La fonction de ce masjid semble avoir été modifiée au cours du XIIe siècle en le transformant en lieu de sépulture. Cette nouvelle affectation nous semble insolite et peut être l’unique constaté pour un oratoire, puisque ce rôle était dévolu essentiellement aux zawiyas. En effet, le plus souvent, les tombes attestées dans certains oratoires se trouvent isolées soit dans une chambre funéraire indépendante de la salle de prière comme Masjid al-Dārūnī(20)soit dans une annexe à ciel ouvert tels que l’attestent Masjid al-Ansār et Masjid ‘abd al-Jabbār al-Sirtī. Ce phénomène pourrait être expliqué par la diminution du nombre des habitants dans la Médina suite à l’immigration des Kairouanais vers d’autres villes ou vers d’autres pays à cause de l’invasion hilalienne, engendrant ainsi l’augmentation du nombre de monuments délaissés et d’édifices tombés en ruines(21). On estime donc que ces facteurs ont contribué à l’affectation de cette nouvelle fonction à cet oratoire au cours du XIIe siècle pour permettre aux habitants de la Médina d’avoir des lieux d’enterrement intra-muros.
Le sol du Masjid ibn Ghālib ainsi que ceux de la majorité des monuments religieux de la Médina d’une manière générale, sont en perpétuelle surélévation par remblaiement et leur  épaisseur varie actuellement par endroits, entre 5m et 6m relativement au niveau du sol vierge. Ce phénomène semble être en relation avec l’histoire de reconstruction de ces monuments religieux et des édifices de la Médina suite au nivellement des niveaux des ruelles pour résoudre probablement les problèmes de ruissellement des eaux pluviales(22).
Nous pouvons constater que l’harmonie architecturale qui règne dans Masjid ibn Ghālib, dévoilée par les résultats de la fouille, ainsi que celle figurant dans d’autres monuments religieux, témoignent que ces oratoires de quartier bien qu’ils soient simples par leur architecture, ont été élevés en parfaite symbiose avec la notion de proportions. Cette harmonie est remarquable aux niveaux de la forme des mihrabs et des éléments de supports (colonnes et arcs). La disproportion de ces éléments architecturaux attestée actuellement dans certains oratoires de la Médina est due à la surélévation de leurs sols. Ainsi pensons-nous que cette anomalie architecturale pourrait être utilisée comme un indice pour déterminer et localiser les oratoires où on pourrait mener des fouilles archéologiques afin de mettre au jour ceux qui sont ensevelis et d’enrichir ainsi les investigations abordant l’histoire de l’architecture religieuse à l’intérieur de la Médina de Kairouan.

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Van Staëvel J.P, « Masjid al-dunyā,  » La Mosquée de l’ici-bas » : Statut foncier, construction et usage des lieux de culte en Ifrīqiya, au travers des sources jurisprudentielles d’époque fatimide et ziride (Xe-XIe siècles) », dans Lieux de cultes : Aires votives, temples, églises, mosquées. IXe colloque international sur l’histoire et l’archéologie de l’Afrique du Nord antique et médiévale, (Tripoli, 19-25 février 2005).Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, Paris, 2008, p. 257-272.

Notes

(1) Cet oratoire a fait l’objet d’une étude monographique dans une thèse soutenue en 2009. Pour cette thèse, voir Khechine (T.), 2009 : L’architecture religieuse dans la Médina de Kairouan (du XIIIe au XIXe siècle) : Étude sur les oratoires et les Zawiyas. Thèse de doctorat, 3 tomes. 2009. Cinq ans plus tard, nous avons mené une fouille dans cet oratoire dont les résultats ont fait l’objet d’un article rédigé par Soundes Gragueb Chatti et moi-même, intitulé : « Masjid Abū Qibā: un oratoire de la Médina de Kairouan: Essai de datation par une fouille archéologique », sous presse dans la Revue Tunisienne d’Archéologie n° VI.
(2) Je tiens à exprimer mes remerciements à monsieur Hatem Faqraoui, conservateur à l’I.N.P. de m’avoir aidé à mener à bien cette fouille.
(3) La datation des différents niveaux archéologiques est faite à partir des lots de céramique exhumés lors de la fouille et dont l’identification est réalisée par Soundes Gragueb Chatti (chargée de recherches à l’INP) que nous remercions. Cette datation est faite comme suit :
– Le niveau 2002 serait datable de la période contemporaine, grâce à des fragments de Tabsi et des lampes à pied couvertes d’une glaçure verte sombre.
– Le niveau 2004, relèverait du début de l’époque hafside grâce à des fragments de bouteilles à décor brun et bleu.
– Le niveau 2006, est daté de la fin du XIe– début XIIe siècle grâce à des coupes à bord épaissi.
– Le niveau 2008 présente des fragments de jarres semblables à des pièces mises au jour à Sabra datées probablement du milieu du XIe siècle.
– Le niveau 2009 présente un matériel semblable à celui de Sabra. Il s’agit essentiellement de jarres de moyennes dimensions à collerette. Nous le daterons du Xe– XIe siècle.
– Le niveau 2011 serait inscrit dans une fourchette chronologique qui s’étend de la fin du Xe siècle jusqu’à la première moitié du XIe siècle. Datation rendue possible grâce à des fragments de coupes hémisphériques à petit marli et des fragments de cruches à paroi fine.
(4) Ibn Nājī, IV, p. 92.
(5) Pour ces données, voir Rammah, 2005, p. 38 et Rammah, 2009, p.74.
(6) Pour ce nom du masjid, voir Rammah (M.), 2005, p.38.
(7) Ibn Nājī, IV, p.92.
(8) Ibn Nājī, 1972-93, 4, p.95.
(9) Ibn Nājī, 1972-93,4, p.92.
(10) Cette datation est établie par la céramique, issue d’un niveau bien stratifié, et qui constitue un lot homogène rappelant quelques pièces de la céramique de Sabra al-Mansouriyya remontant au Xe siècle.
(11) Cette situation de la fouille n’est pas sans danger, puisqu’il y avait un risque de chute des matériaux de construction du soubassement du mihrab 2003 qui se trouve au dessus des têtes des fouilleurs, surtout que le mortier utilisé pour assurer l’adhésion de la brique est la terre.

(12) Cet oratoire, d’après les documents d’archives, renfermait une salle d’ablution voûtée. Cette salle pourrait prendre place dans la cour si l’on se réfère à la régularité du plan du masjid démontrant qu’il est construit d’un seul jet, d’autant qu’il est délimité des côtés sud-ouest et nord-ouest par deux ruelles. Voir Othman, 2000, p.463.
(13) Les colonnes et les chapiteaux sont des matériaux de remploi et les deux fûts de colonnes qui font face au mihrab sont englobés, pour des raisons de stabilité, dans un massif en briques cuites.
(14) Pour cet oratoire élevé à l’époque hafside voir Khechine(T) et Gragueb(S), « Masjid Abū Qibā : un oratoire de la Médina de Kairouan:essai de datation par une fouille archéologique», Sous presse dans Revue Tunisienne d’Archéologien0 6.
(15) Le mihrab actuel de la Mosquée al-Zaytouna dissimule un deuxième mihrab datant de l’époque aghlabide. Pour ces mihrabs, voir Daoulatli, 1996, p. 40.

(16) Pour les mihrabs de cet oratoire, voir Lézine 1956, p. 39 et Pl.XXXVI a et b.
(17) Pauty et al. 1936, p.126-127.
(18) Pour ce propos évoquant les consultations (fatwas) traitant les biens habous en relation avec les monuments religieux, voir Van Staёvel 2008, p.260-261 et Mahfoudh  2013, p. 62-64.
(19) Pour ces oratoires de la Médina, voir Mahfoudh 2008, p.192, Abū al-Arab, Tabaqāt ulamā’ Ifriqiya wa Tūnis, éd. A. Chabbi et N.H. al-Yafi, Tunis-Alger, 1985 ,Al-Mālikī, Riyādh al-nufūs fī tabaqāt ‘ulamā’ al-Qayrawān wa nussākiha wa siyarin min akhbārihim wa fadāilihim wa awsāfīhim 2éd., Beyrouth, 1992 et Ibn Nājī, Ma‘alim al-imān fī ma‘rafati ahl al-Qayrawān, al-Maktaba al-Atīqa, Tunis, vol. I, 1993; vol. II, 1972; vol. III, 1978; vol. IV, s.d.

(20) Khechine 2009, p. 89.
(21) Rammah 2008, p. 28-29.
(22) Concernant la surélévation du niveau du terrain dans la Médina de Kairouan, voir Khechine (T.) et Gragueb (S.), « Nouvelles données sur la topographie, l’urbanisme aux alentours de la Grande Mosquée des origines jusqu’à l’époque hafside : Essai de restitution à partir des sondages archéologiques », dans Compagnes et archéologie rurale au Maghreb et en Méditerrané. Tunis, 2017, p. 203-237.

Pour citer cet article

Taha Khechine, «Données nouvelles sur un oratoire à Kairouan antérieur à l’époque hafside : Masjid Ibn Ghãlib», Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’architecture maghrébines [En ligne], n°09, année 2020.
URL : http://www.al-sabil.tn/?p=6851

Auteur

(*) Chargé de recherches – Institut National du Patrimoine.


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