Préface

Préface du dossier : architecture et hygiène au Maghreb

Narjes Ben Abdelghani (*)

 

 

« Pour protéger les villes des mauvaises conditions atmosphériques, on veillera à choisir l’emplacement dans une région où l’air est bon et pur. S’il est stagnant et mauvais, près d’eaux putrides, de mares ou de marais, les êtres vivants en subissent rapidement les conséquences »(1)

Ibn Khaldoun, Discours sur l’histoire universelle Al-Muqaddima,XVe siècle.

L’année 2020 aura été associée à une crise sanitaire aigüe qui remet à l’ordre du jour l’idée de l’hygiène sous ses différentes manifestations. Notion hybride associée à la fois à la propreté, à la santé ainsi qu’aux préconisations, pratiques et dispositifs spatiaux mis en place pour les assurer, elle se manifeste à travers la législation, la gestion des rapports humains, la conception de l’espace habité, les recherches médicales et les innovations techniques.

Toutes ces révélations s’entrecroisent dans la toile de fond des productions architecturales et urbaines. Elles entretiennent, en effet, une relation d’influence réciproque avec le politique, ainsi que l’économique, le social, etc. Elles expriment donc, à travers leurs propres matérialités, une histoire des mentalités dans laquelle la notion d’hygiène occupe une place importante.

Voici donc une tentative d’exploration des manifestations multiples de ce que peuvent nous livrer divers établissements humains, en tant que témoins des différents moments de l’histoire du Maghreb.

La longue et tumultueuse histoire de cette côte afro-méditerranéenne au confluent de mille chemins, nous apprend que celle-ci s’était constamment enrichie par la rencontre des hommes qui s’y enracinaient et de ceux qui ne faisaient que passer.  Ainsi, ce territoire avait le don de colorer sa production matérielle et spirituelle au gré des réminiscences qui lui parvenaient des villes dont il avait été, pendant certaines périodes, satellite comme Rome, Damas, Bagdad, Istanbul, etc.

Dans ce mouvement des hommes et de leurs visions du monde, les idées et les modèles qui circulent dialoguent tantôt avec les idées et pratiques spatiales locales, et tantôt s’affirment comme des substituts envahissants

La période de la colonisation française, déjà précédée par un engouement et une fascination inconditionnels pour le progrès de « l’Occident » auquel on aimerait emboîter le pas, marque dans ce sens, une de ces césures remarquables où désormais, à la culture locale, se substitue la « science » occidentale, condensé d’une vision du monde, spécifique, propre par son système de pensée et de croyances.

Au Maghreb, satellite pour Paris depuis le XIXe siècle, l’hygiène est donc importée en tant que fondement d’un nouvel urbanisme européen triomphant, canonisé et appliqué dans un cadre institutionnel.

C’est ce contraste que met en exergue Leila Ammar lorsqu’elle révèle le passage d’une hygiène communautaire, collaborative assurée par les habitants eux-mêmes à une hygiène devenue affaire publique, sous le contrôle de l’institution municipale et gérée par le bais d’un nouvel arsenal règlementaire qui, depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, refaçonne progressivement l’espace urbain de Tunis et donne corps à la nouvelle « ville européenne » établie aux portes de la médina.

Dans cette « ville européenne » naissante, sera importée, en plus des plantations des arbres d’alignement et des squares aménagés, une des composantes majeures du nouveau modèle urbanistique emprunté au Paris haussmannien et connotant tout à la foi esthétique urbaine et hygiénisme. C’est ce que nous apprend Saloua Ferjani lorsqu’elle retrace la genèse du parc du Belvédère, « le bois de Boulogne de Tunis » depuis le lancement du projet en 1892.

Au cours de cette même période instauratrice d’un espace français outre-mer qui comprend entre autres la Tunisie, le Maroc et l’Algérie, l’idée prégnante de l’hygiène apparaît également à travers l’installation d’une architecture balnéaire que Samia Chergui et Nadia Nedjar observent particulièrement en Algérie. Elles montrent alors que si les établissements thermaux qui s’y développent pendant la seconde moitié du XIXe siècle renouent avec la tradition des thermes romains et des hammams médiévaux, tradition qui imprime l’identité du Maghreb, ils se distinguent néanmoins par un programme architectural inédit qui répond à une idéologie hygiéniste où, aux pieds des sources d’eaux minérales, soins curatifs et loisirs se conjuguent.

A la construction de villes « européennes » en Tunisie selon le modèle haussmannien dans les premiers temps de la colonisation, succède un deuxième épisode de grands travaux entrepris depuis 1943 dans le cadre d’une reconstruction, inévitable à cause des dommages importants infligés pendant la guerre.

C’est à ce moment-là que s’exporte le modèle d’une école nouvelle du XXe siècle. Alia Bel Haj Hamouda restitue les attributs de ce modèle basé sur le principe de ce qu’on avait appelé « la pédagogie active » et identifie la place privilégiée qu’y occupe l’idéal hygiéniste.

C’est au cours de ce même épisode de la reconstruction qui glorifie les modèles urbanistiques et architecturaux de la modernité européenne telle qu’elle était envisagée par l’avant-garde réunie dans le cadre des CIAM ( congrès internationaux d’architecture moderne) que s’implante également à Tunis le logement de la masse du XXe siècle désormais standardisé et  institutionnalisé.

La lecture que je propose, pour ma part, du modèle de cette maison salubre pour tous révèle qu’il correspond à un ensemble de dispositifs prototypiques qui s’emboîtent depuis l’échelle de la ville jusqu’à l’échelle de l’appartement et que ces derniers tirent leur légitimité du contexte de la ville européenne dont l’ordre social et urbain sont bouleversés depuis la révolution industrielle. Mais, appliquée à Tunis, la recette moderne de la maison salubre sera imprégnée par cet autre contexte qui l’accueille.

Indépendante, La Tunisie ne produit pas pour autant ses propres modèles en matière d’aménagement du territoire. Si on continue à importer les produits urbanistiques prêts à l’emploi d’une modernité canonisée et envahissante, on y tente également de ressusciter, au nom de l’hygiène, le mécanisme haussmannien de la percée des ensembles urbains historiques qui peinait déjà à être appliqué pendant l’ère coloniale dans le cadre d’un urbanisme dit «  de correction ». Mais la lecture qu’engage Nader Meddeb permet d’observer sous un autre angle cette percée urbaine. Il nous propose alors de remarquer la capacité de cette idée « hygiène » à devenir un outil politique servant d’écran à la genèse d’un « biopouvoir » et à l’instauration d’un espace public hygiénique mais contrôlé.

Dans ce dossier spécial, on aurait sincèrement souhaité que la matérialisation de l’idée d’hygiène dans l’architecture et l’urbanisme précoloniaux français aient été plus amplement abordés pour rendre justice à la valeur inestimable des enseignements qu’ils peuvent incarner, aux siècles qui avaient été nécessaires pour qu’ils se cristallisent . En réalité, si un seul article reflète une autre période de l’histoire du Maghreb, on ose espérer que des contributions futures viennent palier à ce silence qui ne sera alors que  provisoire.

On se contentera alors pour le moment de la seule contribution qui concerne l’ère ottomane pendant laquelle la médina de Tunis offre à voir un réseau de hammams qui s’implantent dans les quartiers, des sabils qui ponctuent les passages, des salles d’ablution et des maisons à patio où hygiène et purification spirituelle allaient de pair.

En 1861, la ville ottomane comptait 64 de ces infrastructures publiques d’hygiène et de bien-être que sont les hammams, comme nous le démontre Sana Letaief. Le regard de celle-ci passe de l’échelle du quartier, où s’implante cet équipement public, à l’échelle des ustensiles sans lesquels ne peut se concrétiser le rituel hygiéniste. Mahbes, Taffela, Tassa et  kabitassa sont alors avec les sous-espaces prototypiques enchaînés selon un ordre précis ce qui permet une pratique codifiée de ce lieu d’hygiène, de délassement et de sociabilité.

Au final, nous proposons un croisement de regards portés sur d’une part une idée avec ses multiples matérialisations dans l’espace magrébin et de l’autre sur le texte qui régit sa production et sa pratique.  Nous souhaitons, que cela permettra de réactiver le débat sur les espaces que nous produisons au Maghreb au moment où commence à s’esquisser, au début de ce millénaire, le contour d’une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité.

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Notes

(1) « و مما يراعى في ذلك للحماية من الآفات السماوية طيب الهواء للسلامة من الأمراض, فإن الهواء إذا كان راكدا خبيثا أو مجاورا للمياه الفاسدة و لمناقع متعفنة أو لمروج خبيثة أسرع إليها المنازل العفن من مجاورتها فأسرع المرض للحيوان الكائن فيه لا محالة و هذا مشاهد ».  عبد الرحمان إبن خلدون, المقدمة كتاب العبر و ديوان المبتدأ و الخبر في أيام العرب و العجم و البربر و من عاشرهم من ذوي السلطان الأكبر, القرن الخامس عشر.

Auteur

(*) Narjes Ben Abdelghani, architecte, maître assistante à l’ENAU -Université de Carthage – Laboratoire d’Archéologie et d’Architecture Maghrébine (LAAM).


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