11 |2021
Compte- rendu de l’ouvrage : Bizerte dans la Grande Guerre. Un refuge pour les Serbes (1916-1919) de Ali Aït Mihoub.(1)
Riadh Ben Khalifa (*),
Texte intégral ↑ |
L’ouvrage de Ali Aït Mihoub, publié en 2018 par l’Institut d’Histoire de la Tunisie contemporaine, traite d’un sujet inédit : la présence des réfugiés serbes dans les villes de Bizerte et de Ferryville. Le livre comprend 180 pages, avec une bibliographie (p.181-196), des index des noms de personnes et des noms de lieux (p.197-203), une table des tableaux et des cartes (p. 204) et une table des matières (p. 205-207). Il se compose de deux grandes parties : la première a pour titre: « Bizerte : un refuge pour l’armée serbe » ; la seconde s’intitule : « Les Serbes à Bizerte : l’histoire et la mémoire ». Chaque axe est subdivisé en trois sous-titres.
Les rares spécialistes tunisiens de l’histoire contemporaine qui ont travaillé sur la Grande Guerre se sont intéressés à l’activité nationaliste en Tunisie et en métropole, à la politique religieuse de l’Allemagne et de la France sur le front et à la propagande en temps de guerre(2).Quelques travaux réalisés par des chercheurs français abordent la participation des soldats tunisiens à l’effort de guerre et à la situation des Juifs durant la Première Guerre mondiale(3). La commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale n’a constitué un événement majeur, ni pour les historiens tunisiens, ni pour les instances officielles. Quelques rares activités(4) et manifestations(5) ont eu lieu, mais elles n’ont suscité qu’un intérêt restreint(6)
Elles ont d’ailleurs été organisées grâce à l’appui – et peut-être à l’initiative – de l’Institut français de Tunisie (IFT) et de l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC). Les priorités des historiens tunisiens et les enjeux de mémoire ne sont pas les mêmes qu’en France, même si la Grande Guerre constitue dans les faits une histoire partagée. Les enjeux de mémoire portent, d’une part, sur le fondement même de l’identité tunisienne qui suscite encore aujourd’hui des débats, malgré la promulgation de la constitution de la 2ème République le 27 janvier 2014. D’autre part, ils portent – notamment à cause des polémiques soulevées par l’Instance Vérité et Dignité – surtout sur les crimes commis contre les Tunisiens pendant la période coloniale, sur les conflits opposant les nationalistes tunisiens et sur l’oppression politique sous les régimes de Bourguiba et de Ben Ali(7). Enfin, quelques associations et structures de recherches travaillent sur la valorisation du patrimoine matériel et immatériel, sans toucher réellement la partie « blessée » de la mémoire collective.
Ali Aït Mihoub n’avait certainement pas prémédité de publier son livre dans la foulée de la commémoration du centenaire de la Grande Guerre. Il n’a d’ailleurs pas annoncé cette intention dans son introduction. Ainsi, le cheminement intellectuel des universitaires tunisiens n’est pas forcément en lien avec des interconnexions extérieures. En l’absence de financements, les projets émergent – pour la majorité des chercheurs tunisiens – d’une quête individuelle et d’une accumulation du savoir autour d’un espace local et/ou de thématiques choisies. Ali Aït Mihoub a soutenu un mémoire de DEA en 2001 sur l’armée française à Bizerte 1881-1918 (en arabe) et, en 2008, une thèse préparée sous la direction de feu Abdesslem Ben Hamida à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis : Bizerte : 1924-1956 (en arabe)(8). Dans cette recherche il traite entre autres l’implantation d’une colonie européenne dans la région de Bizerte et les enjeux géostratégiques de la base navale et des installations militaires. L’étude de la présence serbe est justifiée d’emblée par le manque d’intérêt accordé par les historiens tunisiens à cette période et par une historiographie qui offre de nouvelles perspectives de recherche. Aussi avons-nous déduit que le caractère inédit du sujet et le repérage par Ali Aït Mihoub de fonds d’archives et de sources imprimées, lors de la préparation de son DEA et de sa thèse, étaient à l’origine de ce projet de livre.
L’auteur présente en effet un corpus, formé d’archives françaises émanant du « Service historique de l’armée de Terre (9)» (SHAT) (Cabinet du ministre de la Guerre ; Etat-major de l’armée ; Grand Quartier Général et des archives du service de Santé) et « du Ministère des Affaires étrangères » (Correspondances de Gabriel Alapetite ; série Tunisie 1882-1916 et affaires concernant les étrangers résidants en Tunisie). Au sein des Archives Nationales de Tunisie, Ali Aït Mihoub a consulté la série E, sous-série : Affaires militaires – particulièrement le service du contrôle postal – et la série M, sous-série M5 (correspondances concernant le cimetière européen d’el Assal). Les archives municipales de Bizerte et de Menzel Bourguiba (registres des décès et des mariages) n’ont pas été négligées.
En outre, Ali Aït Mihoub, a eu recours à des sources imprimées (sur l’histoire de la Serbie et son implication dans le conflit armé, sur Bizerte et la Tunisie en général, sur la Grande Guerre et sur la médecine) et à deux documentaires. Ce fonds est complété par une bibliographie composée d’articles et d’ouvrages sous forme d’études et de témoignages dont une partie est disponible en ligne. A cela s’ajoutent des travaux universitaires non publiés. Nous ne voyons cependant aucun intérêt de citer trois références en langue serbe pour un non serbophone.
Ali Aït Mihoub a visiblement fait le choix de faire ce travail sans se déplacer à l’étranger. Les contraintes sont certes connues, mais lorsqu’un chercheur décide de traiter d’un sujet à dimension transnationale, la consultation de fonds d’archives et de références qui ne se trouvent pas en Tunisie s’impose. Nous avons ainsi constaté l’absence d’ouvrages intéressants à l’instar de celui dirigé par Dušan T. Bataković(10) .Ali Aït Mihoub s’est également contenté de consulter les archives françaises dont une reproduction se trouve dans des bobines à l’Institut d’Histoire de la Tunisie contemporaine (ISHTC). Nous savons que la France n’a livré à la Tunisie qu’une partie des archives relatives à la Tunisie. La consultation sur place des Archives du Château de Vincennes, des Archives de Pierrefitte-sur-Seine, des archives du MAE à La Courneuve ou à Nantes aurait, à coup sûr, été de nature à enrichir significativement les données collectées par Ali Aït Mihoub.
Du point de vue historiographique(11)l’étude du refuge des Serbes à Bizerte présente un double intérêt :
– Les spécialistes de la migration ont consacré des recherches au recrutement de militaires et de travailleurs étrangers(12). En outre, quelques études ont été consacrées aux déplacements des civils des zones de combats vers l’intérieur de la métropole(13).Ali Aït Mihoub nous propose une thématique originale : une migration circulaire, massive et forcée des Balkans vers la Tunisie et un retour des combattants de Bizerte vers la zone des combats en passant par Salonique.
– Même s’il ne pose pas explicitement une problématique qui fédère les questions posée(14), Ali Aït Mihoub s’inscrit dans les nouvelles pistes de recherche des historiens proches de l’Historial de la Grande Guerre(15). « Pour cette histoire qui s’attache à rester proche des hommes, le constat est unanime de la souffrance des combattants, de sa durée et de son intensité. La question se pose alors de savoir comment ces combattants ont réussi à “ tenir”, à supporter des conditions souvent terribles pendant plusieurs années(16)».L’Arrière n’est pas seulement « l’autre front » – selon l’expression de Patrick Fridenson – où des hommes et des femmes ont participé à l’approvisionnement des combattants par des équipements et des vivres. Il s’agit d’un lieu de refuge, de soin, de convalescence, d’assistance et d’échanges culturels…Bizerte s’est transformée ainsi en un lieu de mémoire qui a été mis en exergue ou vilipendé en fonction de sa signification pour le pouvoir en place en Serbie – sous la monarchie et la République- et en ex-Yougoslavie. Pour la Tunisie, la présence provisoire des réfugiés serbes à Bizerte relève d’une mémoire « négligée » !
Dans la première partie de son ouvrage : « Bizerte : un refuge pour l’armée serbe », Ali Aït Mihoub présente l’histoire de la ville et son intérêt géostratégique, notamment en temps de guerre. Puis l’auteur fait un état des lieux des établissements sanitaires à Bizerte et à Ferryville avant la Grande Guerre : l’hôpital militaire de Bizerte « Le Caroubier » et l’hôpital maritime de Sidi Abdallah. La décision d’évacuer une partie des blessés du Front d’Orient vers l’Algérie et la Tunisie a conduit les autorités françaises de la Régence à agrandir les deux établissements existants et à en créer d’autres. L’inventaire des installations sanitaires a été réalisé grâce à la consultation de correspondances du Résident Général et d’un article publié en 1919 par le médecin Général Barthélemy et le Dr. François Brunet(17). En plus des formations hospitalières, les Serbes s’installent dans trois cantonnement : le camp du Nador ; la caserne Lambert et le camp de Ben Negro.
L’auteur consacre un développement à l’invasion de la Serbie par les troupes austro-hongroises, allemandes et bulgares, sans que les Alliés n’arrivent à apporter leur appui à l’armée serbe. Le pays est aussi à la merci des maladies infectieuses. Les Alliés se sont alors mis d’accord pour évacuer sur l’île grecque de Corfou les soldats serbes, à cause de l’insuffisance des moyens de transports et des menaces des sous–marins austro-allemands. Puis de Corfou vers Salonique, à partir du 11 avril 1916. Toutefois, les transferts vers Bizerte ont continué. Dans cette partie, des publications incontournables n’ont pas été consultées par l’auteur(18).
« Les premiers voyages des Serbes vers Bizerte s’effectuèrent généralement sans grandes difficultés, et furent épargnés des torpillage » (p. 73), mais les nouvelles des naufrages terrifiaient les Alliés. Ali Aït Mihoub relève, d’après les archives, deux principaux torpillages, celui du « Polynésien » – le 10 août 1918 dans le chenal de Malte par le sous-marin UC22 – et celui du « Gallia » – le 4 octobre 1916 – « ayant à son bord 350 Serbes, outre 317 hommes d’équipage, et 1016 hommes de troupes » (p. 74) dont 1200 ont été sauvés par un croiseur français. Le calvaire des Serbes pendant le transport était lié également à « l’extrême infection des navires » (p. 71). Nombreux cadavres ont été jetés à la mer ou inhumés dès le débarquement des navires.
Néanmoins, à travers l’étude du nombre et de la cadence des arrivages serbes, Bizerte reste une destination importante. « Sur les 20000 hommes évacués d’orient sur différents ports de mai 1915 (campagne de Dardanelles) à novembre 1918, 63173 débarquèrent à Bizerte. Par ailleurs, 32963 serbes passèrent par les établissements sanitaires de Bizerte-Ferryville entre le 9 janvier 1916 (date du premier convoi) jusqu’à la fin de 1918 » (p. 38). L’analyse de Ali Aït Mihoub aurait été plus fine s’il s’était concentré sur le déroulement de la guerre sur le Front d’Orient pour expliquer la cadence des flux d’arrivées à Bizerte et de départ et le rôle de la propagande qui avait conduit entre 1646 et 4976 – selon les estimations- volontaires serbes, croates et slovènes venant d’Amérique du Nord et du Sud, d’Australie et de Nouvelle Zélande à débarquer à Bizerte, en vue de s’engager aux côtés des Alliés. Il s’agit en fait d’une forme de migration circulaire dans de nombreux cas. C’est ce que l’auteur démontre indirectement en dressant un tableau du mouvement des départs des Serbes du port de Bizerte, entre le 19 juin 1916 et le 18 octobre 1919 (pp. 58-60). Notons que malgré la pression démographique, les projets d’installation des Serbes dans d’autres villes de la Régence ont été rejetés pour ne pas démoraliser la population. Cependant, quelques centaines ont été envoyées ainsi en Algérie.
La consultation des registres des décès des Serbes conservés aux archives municipales de Bizerte et de Menzel Bourguiba (ex-Ferryville) a permis à Ali Aït Mihoub de dresser un tableau indicatif du profil des réfugiés serbes (origines géographiques, tranches d’âge et état matrimonial). Le dépouillement du journal La Tunisie illustrée lui a permis de repérer le débarquement de hauts cadres de l’armée, comme le colonel Sava Petrovich (mort le 11 janvier 1917). Mais Ali Aït Mihoub ne dit rien sur la présence de Bosniaques parmi les réfugiés. La consultation des archives de Pierrefitte-sur-Seine(19)révèle que 58 « slaves austro-hongrois(20)» venant de Bizerte ont été internés à Marseille parce qu’ils refusaient de s’engager dans le « Corps des volontaires bosniaques ».
Le genre a été abordé dans divers passages du livre, mais Ali Aït Mihoub ne l’a pas inscrit dans son cadre méthodologique ou théorique(21).Cela donne l’impression qu’il s’agit d’un point parmi d’autres qui a été abordé, parce que la documentation en a offert l’opportunité fortuite à l’auteur. L’héroïne serbe Milunka Savić a séjourné en 1915 et en 1917-18 à Bizerte, à la suite de blessures. L’auteur reprend la question du genre dans le deuxième axe de la seconde partie intitulé : « Les Serbes dans un milieu étrange ». Trois mariages seulement ont été enregistrés entre Serbes et Européennes (Italiennes). Les Serbes ont bénéficié de l’assistance des œuvres caritatives anglaises et françaises. Les femmes engagées « trouvaient dans la guerre une belle opportunité pour sortir de la sphère domestique privée » (p. 135). Le témoignage d’une britannique Francesca W. Wilson révèle que certains militaires ont eu des relations sexuelles avec des européennes, membres d’associations caritatives. La lecture d’un fait divers dans l’Echo de Bizerte confirme que des militaires serbes fréquentaient une maison close. Ali Aït Mihoub reconnait la difficulté d’approfondir le thème de la sexualité, à cause de la censure (p. 113).
L’auteur présente les maladies physiques qui ont affecté les Serbes avant même leur débarquement à Bizerte et également dans les centres médicaux et dans les camps qui leur étaient réservés : choléra, typhus exanthématique, fièvre, typhoïde, fièvre récurrente, dysenterie, paludisme, rétrécissement de l’estomac, entérite, tuberculose, etc. (pp. 80-90). Prévenues de la gravité de la situation, les autorités françaises ont pris des mesures préventives et ont multiplié les mesures pour limiter les dégâts (isolement des malades, désinfections, l’épouillage méthodique, enterrement des cadavres selon des règles draconiennes…). Les médecins savants de l’Institut Pasteur de Tunis ont mené des études sur ces malades, ce qui leur a permis d’avancer dans la connaissance des maladies infectieuses et dans la préparation des traitements. Citons en particulier Charles Nicolle qui a découvert le vaccin anti exanthématique.
Ali Aït Mihoub dresse un bilan des morts, grâce à la consultation des archives municipales (p.114-118). Les morts sont enterrés dans le strict respect des rites funéraires orthodoxes. La description des obsèques du colonel Sava Petrovic par La Tunisie illustrée, du 7 février 1917, est un exemple cité (p.119). L’exhumation des corps et leur envoi en Serbie à l’instar de ce qui s’est passé en France en 1929 reste pour l’auteur une question sans réponse faute d’archives ou de témoignages.
Les maladies neuropsychiques chez les militaires serbes évacués à Bizerte ont été abordées par Ali Ait Mihoub. Le syndrome le plus fréquent est celui d’astasie-abasie. Les troubles n’étant pas liés seulement à la guerre terrestre, à la phobie des obus et au torpillage des navires, ils relèvent aussi de psychoses infectieuses. « Les patients serbes qui se rétablirent à Bizerte étaient nombreux. Le mérite en revint au Docteur Angelo Hesnard » (p.102). Les Serbes étaient attachés à leur cause et convaincus de sa justesse, c’est ce qui leur a permis de tenir face à l’incertitude. Cependant, plusieurs facteurs ont contribué à affecter leur moral : l’épouvantable expérience vécue sur le front, en Albanie et pendant la traversée de la Méditerranée, l’absence des nouvelles de leurs proches – l’armée s’est retirée en laissant les civils à la merci des envahisseurs -, les difficultés de subvenir à leurs besoins, le contact permanent avec la mort et les maladies, la misère sexuelle, etc. (pp.108-114). Les 750 invalides ont été l’objet d’un encadrement particulier. On leur a appris la langue française, mais surtout des métiers artisanaux et le travail de la terre. Le handicap a été pris en considération dans leur orientation (pp.103-108).
La vie quotidienne des Serbes a été abordée sous deux angles ; le premier est celui des relations sociales. Le second est celui des diverses activités culturelles et économiques. Hormis quelques incidents isolés les relations entre militaires serbes et français étaient bonnes. L’amiral Emile Guépratte, préfet maritime et gouverneur de la place de Bizerte était l’artisan du rapprochement entre les deux armées. « Guépratte fit preuve d’une bienveillance exceptionnelle envers les malheureux serbes. Il ne rata aucune occasion pour être à leur disposition » (p. 125). En dehors des œuvres de charité, les relations entre civils européens et militaires serbes étaient très limités et ce à cause du handicap de la langue, de l’état de santé de ces derniers ainsi que du caractère provisoire de leur séjour. Ali Aït Mihoub avance un autre facteur, celui de la différence de religion des Européens installés à Bizerte et des Serbes (P. 129). Cet élément ne nous semble pas déterminant étant donné que la religion n’a jamais empêché l’établissement de passerelles entre les communautés. Les Russes blancs étaient par exemple eux aussi des orthodoxes.
Les rapports serbo-tunisiens sont abordés sur deux niveaux. Avec les autorités beylicales, les relations étaient cordiales, mais réduites. Par ailleurs, « les rapports avec la population étaient insignifiants, et n’avaient laissé que très peu de traces » (p. 136). Ainsi dans le contexte de la Grande Guerre et vu la nature de la présence serbe, nous ne pouvons parler de cosmopolitisme (p 179) étant donné que les Serbes avaient le regard tourné vers leur patrie et que leurs rapports avec les Européens et les indigènes étaient extrêmement limités.
Ali Aït Mihoub, fait une présentation des principales activités des réfugiés serbes pendant leur séjour à Bizerte et à Ferryville. Il constate l’attachement des Serbes à leur religion et à leur nation. « Partout où ils se sont installés, les Serbes édifièrent leurs propres chapelles » (p. 140). Ils ont célébré Pâques, Noël, Saint Sava(22)et la fête nationale serbe : Vidovdan. Ils ont également « pris part à la célébration des fêtes nationales des autres troupes campés dans la ville » de Bizerte (p. 142).
Le groupe musical de la division de cavalerie participe à la diffusion de la culture serbe, à l’entretien du moral des troupes et à la collecte de fonds à travers des tournées dans la Régence du Tunis, au Maroc et en Algérie. L’activité culturelle des réfugiés serbes se distingue également par la production théâtrale, journalistique et littéraire. « Les Serbes avaient eu leur propre théâtre au camp de Lazouaz » (p.148). Peintres, musiciens et acteurs ont uni leurs efforts pour produire les pièces suivantes : « Bataille de Kosovo », « Larmes féminines » et « Sokica ». Les Serbes ont créé leur propre journal « Narped » (en avant). L’auteur reconnait ses difficultés à étudier le contenu de ce journal, mais en croisant d’autres sources il déduit que ce journal dont la rédaction était confiée à Véséline Tchaikanovitch, professeur à l’Université de Belgrade, s’intéressait à la diffusion des nouvelles de la guerre, « se faisait l’écho des événements de la vie quotidienne des Serbes de Bizerte, ainsi que leurs activités culturelles (chroniques musicales et théâtrales, etc. ) » (p.152). A Bizerte, les auteurs serbes, grâce à l’appui des imprimeurs français, ont édité près de trente livres.
Les Serbes ont pu participer à l’activité économique grâce au décret beylical du 25 avril 1818 qui octroie aux directeurs de l’agriculture la possibilité de réquisitionner toute personne inoccupée. « Près de 3000 Serbes furent mobilisés dans ce cadre » (p. 158). Cette participation a contribué à atténuer les effets de la crise alimentaire dues à deux mauvaises récoltes en 1916 et en 1917, aux réquisitions des produits alimentaires par le pouvoir colonial et à la spéculation.
Le dernier chapitre de la dernière partie est intitulé « La fin de la présence serbe » (p. 160), mais dans les faits l’auteur traite la question des politiques mémorielles depuis l’armistice. Ali Aït Mihoub aurait cherché à éviter une répétition, puisque le titre de la seconde partie s’intitule « Les Serbes à Bizerte : l’histoire et la mémoire ». Certains vestiges de la présence serbe à Bizerte ont disparu, comme le camp de Nador et son théâtre. D’autres édifices ont repris leur fonction initiale après la fin des hostilités. Ali Aït Mihoub a effectué des visites aux carrés serbes de Bizerte et de Menzel Bourguiba. Il a fait une description des chapelles, des tombes, des plaques où des noms sont gravés et de l’ossuaire élevé au centre du cimetière chrétien de Menzel Bourguiba. Il a également pris des photos qui ont facilité l’intelligence du sujet. « La mémoire de la présence serbe à Bizerte, et celle de la Grande Guerre en général, étaient en rapport étroit avec les changements et bouleversements politiques qui avaient secoué la Serbie durant près d’un siècle » (p.172). Grâce à l’appui de l’ambassade de la République Serbie et à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale, les lieux de mémoire Serbes sis à Bizerte et à Menzel Bourguiba sont mieux entretenus. De nombreuses activités de commémoration ont d’ailleurs été organisées en 2014.
C’est avec une certaine amertume que Ali Aït Mihoub aborde la politique mémorielle de la Tunisie : « Force est de reconnaître qu’il n’existe aucune politique mémorielle pour cette question, ni d’ailleurs pour aucune autre question qui se rapporte à la participation tunisienne à la Grande Guerre » (p. 176). C’est ce qui nous met sur la piste de la nécessité de valoriser les lieux de mémoire qui sont, en dernière instance, un facteur de rapprochement entre les peuples. La valorisation du patrimoine est un facteur de développement durable(23). Mais visiblement cela nécessite un travail en amont et en aval(24).
Finalement l’ouvrage de Ali Aït Mihoub est intéressant parce qu’il aborde une période qui est encore insuffisamment investie par les historiens tunisiens. L’étude des communautés étrangères en Tunisie pendant la période coloniale est un chantier prometteur(25) .La diversité de la documentation utilisée et le travail de terrain ont permis à l’auteur d’apporter des informations inédites. L’ouvrage manque toutefois d’un support théorique et méthodologique solide. Le cadrage historique de l’évolution de la situation dans les Balkans n’est pas assez bien développé. Nous avons par ailleurs relevé de nombreuses coquilles et un usage du langage administratif dans certains passages, ce qui relève une certaine dépendance aux sources, notamment quand il s’agit de faire des descriptions des lieux ou des maladies dans la première partie. Malgré ces réserves, nous recommandons la lecture du livre de Ali Aït Mihoub dont l’apport pour l’histoire locale, nationale et méditerranéenne est indéniable.
Notes ↑ |
(1) Tunis, Institut d’Histoire de la Tunisie contemporaine, 2018, 207 p.
(2)M’barka Hamed-Touati, Immigration maghrébine et activités politiques en France de la première guerre mondiale à la veille du front populaire, Tunis, Publications de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, 1994.
حمادي الساحلي، « نشاط الوطنيين التونسيين في المهجر أثناء الحرب العالمية الأولى»، المجلة التاريخية المغربية، عدد 33/34، جوان 1984، ص 182-192؛ تليلي العجيلي، «السياسة الدينية لفرنسا على الجبهة تجاه التونسيين المجندين في الحرب العالمية الأولى»، حوليات الجامعة التونسية، عدد 32، 1991، ص 174-223؛ «المصالح الألمانية ومصير الرعايا الألمان في بلدان المغرب العربي أثناء الحرب الأولى»، روافد، عدد4، 1998، ص 193-223؛ مانع الأجنف، مجندو المغرب العربي أثناء الحرب العالمية الأولى. ضريبة الدم: التضحية والثمن 1914-1939 ، دكتواه في التاريخ المعاصر، كلية العلوم الإنسانية والاجتماعية بتونس، 2016.
(3)Claude Nataf, « L’exclusion des avocats juifs en Tunisie pendant la seconde guerre mondiale », Archives Juives, n° 41/1, 1er semestre 2008, p. 90-107 ; Philippe Landau, « De Tunis à l’Orient : la Grande Guerre de Victor Sebag », Cahiers de la Méditerranée, n°81, 2010, pp. 191-204 ; Philippe-E. Landau, « Les Juifs de Tunisie et la Grande Guerre », Archives Juives, n°32, 1er semestre 1999, p. 40-52.
(4) La journée d’études du 10 novembre 2014 « Centenaire de la Grande Guerre : la participation maghrébine dans la Grande Guerre entre mémoire et histoire ». Elle a été organisée par les Archives Nationales de Tunisie (ANT), l’IRMC, l’ISHTC et l’Unité de Recherches Études Méditerranéennes et Internationales ; Colloque organisé à Tunis, les 28 et 29 mai 2015, par l’IHTC, les ANT, l’Unité de Recherche EMI, l’IRMC et l’Office National des anciens combattants (ONAC : « La mobilisation au Maghreb et en Afrique subsaharienne dans la Grande Guerre »
(5)Le 17 avril 2019, l’ambassadeur de France en Tunisie Olivier Poivre d’Arvor, en présence de son homologue serbe Nikola Lukic, a remis officiellement aux collections du Musée Militaire National du Palais de la Rose à la Manouba un exemplaire de l’exposition « Tunisie et la Grande Guerre : sur le chemin de la mémoire partagée ». Cette exposition a été réalisée par 25 élèves de Première Economique et Sociale du lycée Gustave Flaubert et au lycée Pierre Mendès France, encadrés par leurs enseignants Pierre-Emmanuel Gillet et Raphaël Simon.
(6)Voir les liens des colloques et séminaires organisés à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale dans divers pays sur : https://www.centenaire.org/fr/colloquesseminaires?page=5.
(7) عقيل البكوش «سياسات الذاكرة في سياق العدالة الانتقالية: حالة هيئة الحقيقة والكرامة في تونس»، مجلة إضافات (المجلة العربية لعلم الاجتماع)، العدد 46: ربيع 2019 ًص 163-187.
(8) علي آيت ميهوب، بنزرت والاستعمار. بحث في السياسة الاستعمارية والحركة الوطنية في جهة بنزرت 1924-1956، تونس، المعهد العالي لتاريخ الحركة الوطنية، 2014.
(9) Aujourd’hui, il s’appelle Service Historique de la Défense (SHD).
(10)La Serbie et la Grande Guerre: témoignages, mémoires et écrits historiques français, Belgrade, Bibliothèque Nationale de Serbie, 2016..
(11) Voir, Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre un essai d’historiographie, Paris, Seuil, « Coll. «Points Histoire », 2004.
(12)John Horne, “Immigrant workers France during Word War I”, Grench Historical Studies, vol 14, n°1, 1985, pp. 57-88 ; Laurent Dornel, Les étrangers dans la Grande Guerre, Paris : La Documentation française, 2014 ;Stéphane Kronenberger, « Les travailleurs étrangers dans le Nord Franche-Comté durant la Grande Guerre (1914-1918) », Migrations Société, vol. 26, n 156, novembre-décembre 2014, p. 69-89.Récemment Laurent Dornel et Céline Regnard ont publié Les Chinois dans la Grande Guerre. Des Bras au service de la France, Paris, Les Indes Savantes, 2019.
(13)Ralph Schor, « Les réfugiés dans les Alpes-Maritimes pendant la guerre de 1914-1918 », Provence Historique, n°75, 1969, p. 49-71 ; Annette Becker, Oubliés de la Grande Guerre : humanitaire et culture de guerre, 1914-1918. Populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Paris, Éd. Noêsis, 1998 ; Philippe Nivet, Les réfugiés français de la Grande Guerre, 1914-1920 : les « Boches du Nord », Paris, Éd. Economica, 2004 ; François Roth, «Les réfugiés et évacués de l’espace lorrain durant la Première Guerre mondiale », in Olivier Forcade et Philippe Nivet (dir.), Les réfugiés en Europe du XVIe au XXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2008, p. 167-184 ; Michaël Amara, Des Belges à l’épreuve de l’exil : les réfugiés de la Première Guerre mondiale. France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Bruxelles, Éd.de l’Université de Bruxelles, 2008 ; Jean-Noël Grandhomme (dir.), Boches ou tricolores ? Les Alsaciens-Lorrains dans la Grande-Guerre, Strasbourg, Éd. La Nuée Bleue, 2008.Stéphane Kronenberger, « Les Austro-Allemands dans les camps littoraux et insulaires du Sud-Est de la France (1914-1916) », in Anne Brogini et Maria Ghazali (dir.), La Méditerranée au prisme des rivages. Menaces, protections, aménagements en Méditerranée occidentale (XVIe-XXIe siècles), Paris, Bouchène, 2015, p. 115-125.
(14)L’auteur s’est contenté de poser des interrogations dans son introduction.
(15)Jean-Jacques Becker, « L’évolution de l’historiographie de la Première Guerre mondiale », Revue historique des armées, 242, 2006, p. 4-15
(16) ÉliseJulien, « À propos de l’historiographie française de la première guerre mondiale », Labyrinthe [En ligne], 18 | 2004 (2), URL : http://journals.openedition.org/labyrinthe/217
(17)Dr. Barthélemy et Dr. Brunet, «La défense sanitaire de la Tunisie en 1916 contre le choléra asiatique et le typhus exanthématique », Archives de la médecine et de la pharmacie navale, n°107, 1919, p. 274-303[En ligne],https://services.biusante.parisdescartes.fr/medica-pdf/main.php?key=ZnVsbHw5MDE1NngxOTE5eDEwN3x8
(18)Citons le livre de Max Schiavon, Le Front d’orient. Du désastre des Dardanelles à la victoire finale : 1915-1918, Paris, Tallandier, 2014.
(19)Série F1a/46/14, télégramme datant du 15 juillet 1916 et correspondance du préfet des Bouches-du Rhône au ministre de l’Intérieur, 28 juin 1916. Les 58 prisonniers ont été emprisonnés au ponton Cap Pinède avant d’être transférés à l’abbaye Saint-Michel de Frigolet (près de Tarascon).
(20) En 1908, la Bosnie-Herzégovine a été annexée par l’Autriche-Hongrie
(21) Françoise Thébaud, Les femmes au temps de la guerre de 14, Petite Bibliothèque Payot, 2013 (réédition) ; Françoise Thébaud, « Penser la guerre à partir des femmes et du genre : l’exemple de la Grande Guerre », Astérion , n°2, 2004, [En ligne] URL : http://journals.openedition.org/asterion/103; Évelyne Morin-Rotureau (sd), 1914-1918 : Combats de femmes. Les femmes piliers de l’effort de guerre, Autrement, 2004 ; Jean-Yves, Le Naour, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre. Les mœurs sexuelles des Français, 1914-1918, Paris, Aubier, 2002
(22) Fondateur de l’Eglise orthodoxe serbe.
(23)Serge Barcellini, « Le tourisme de mémoire lié à la grande Guerre. Un enjeu d’avenir », Revue Espaces, n°313, juillet 2013, [en ligne] : https://www.tourisme-espaces.com/doc/8827.tourisme-memoire-lie-grande-guerre-enjeu-avenir.html
(24)Habib Ben Younes, « La sauvegarde du patrimoine : entre slogans et réalités », Cahiers du FTDES, n°3, p. 55-71.
(25)Voir Collectif, Les communautés méditerranéennes de Tunisie. Hommage au doyen Mohamed Hédi Cherif, Tunis, Centre de Publication Universitaire, 2006.
Pour citer cet article ↑ |
Riadh Ben Khalifa, «Compte- rendu de l’ouvrage : Bizerte dans la Grande Guerre. Un refuge pour les Serbes (1916-1919) de Ali Aït Mihoub», Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’architecture maghrébines [En ligne], n°11, année 2021.
URL : http://www.al-sabil.tn/?p=8106
Auteur ↑ |
(*) Maitre-assistant, FSHS- Université de Tunis.