11| 2021
Identité urbaine et architecturale à travers les places de Tunis
Ferjani Saloua (*)
Résumé | Entrée-d’index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur
Résumé ↑ |
L’identité tunisienne est loin d’être unique et figée, elle est plutôt multiple et diversifiée, elle est étroitement liée à l’histoire du pays et aux différentes civilisations qui s’y sont succédées. Les villes tunisiennes concrétisent la sédimentation de ces époques et ces civilisations. Elles relèvent des particularités urbaines et architecturales qui puisent leur origine de l’histoire antique, médiévale, moderne et contemporaine du pays. Les places publiques en tant que lieux structurants dans la ville, lieu de repère et d’urbanité ont été le théâtre d’une architecture spectaculaire où se sont précipités les grands architectes et entrepreneurs pour afficher un savoir-faire technique et artistique mais aussi pour transmettre un message idéologique et identitaire.
Tout le long de leur histoire, les places publiques dans la ville de Tunis ont pris différentes formes et ont été le support d’usages multiples. Leur production urbaine et architecturale a été fortement influencée par le contexte politique, social et économique du pays. Elles ont été le témoignage de l’évolution urbaine de la ville et l’expression de son identité urbaine et architecturale. Dans la période précoloniale, les places ont été des simples espaces résiduels et discrets, elles confirmaient le caractère introverti de la médina symbole de l’architecture et l’urbanisme arabo-musulman. Dans la période coloniale, les places publiques se sont transformées en lieux publics de rassemblement, de convivialité ou des jardins d’agrément. Elles se caractérisaient par des formes régulières, des dimensions plus importantes mais surtout elles affichaient une architecture d’apparat de style vainqueur, éclectique ou arabisant. Après l’indépendance, l’effort fourni pour relancer le pays, développer les villes, les infrastructures et les équipements publics n’a pas empêché de soulever la dimension identitaire du pays partagée entre un passé antique, médiéval, moderne et contemporain. Les places publiques ont reflété cette hésitation et ce tiraillement. Le climat de dictature et d’oppression des années quatre-vingt a accentué la marginalisation des places en les agressant ou en provoquant leur mort. Or, depuis la révolution les choses ont beaucoup changé, le citoyen revendique son espace public, l’approprie d’avantage et le soumet aux différents usages annonçant ainsi un nouveau rapport à l’autre et à son identité.
Cet article explore la notion d’identité entre le concept théorique et le discours idéologique, il développe l’aspect historique, morphologique et identitaire des villes tunisiennes à travers le temps. Il analyse le processus de production des places publiques dans la ville de Tunis et leur rôle dans l’affichage d’une architecture identitaire contextualisée. Il annonce enfin l’interrogation sur la forme urbaine et architecturale comme porteur d’identité, autrement dit, quelle architecture pour quelle identité tunisienne.
Abstract
The Tunisian identity is far from being unique and rigid, it is rather multiple and diverse, it is closely linked to the history of the country and to the different civilizations that have followed it. Tunisian cities embody the sedimentation of these eras and these civilizations. They relate to urban and architectural peculiarities which draw their origin from the ancient, medieval, modern and contemporary history of the country.
Throughout their history, public places in the city of Tunis have taken different forms and have supported multiple uses. Their urban and architectural production has been strongly influenced by the political, social and economic context of the country. They were the testimony of the urban evolution of the city and the expression of its urban and architectural identity. In the pre-colonial period, the squares were simple residual and discreet spaces, they confirmed the introverted character of the medina, symbol of Arab-Muslim architecture and town planning. During the colonial period, public places were transformed into public places of gathering, conviviality or pleasure gardens. They were characterized by regular shapes, larger dimensions but above all they displayed a ceremonial architecture of a victorious, eclectic or Arabist style. After independence, the effort made to revive the country and develop cities, infrastructure and public equipment did not prevent the identity dimension of the country shared between an ancient, medieval, modern and contemporary past. The public places reflected this hesitation and this tension. The climate of dictatorship and oppression of the 1980s accentuated the marginalization of places by attacking them or causing their death. However, since the revolution things have changed a lot, the citizen claims his public space, appropriates it more and submits it to different uses, thus announcing a new relationship to the other and to his identity.
This article explores the notion of identity between the theoretical concept and the ideological discourse, it develops the historical, morphological and identity aspect of Tunisian cities over time. It analyses the production process of public places in the city of Tunis and their role in the display of contextualized identity architecture. Finally, he announces the questioning of the urban and architectural form as a carrier of identity, in other words, which architecture for which Tunisian identity.
الملخص
الهوية التونسية ليست فريدة و ثابتة بل هي متعددة ومتنوعة وترتبط ارتباطًا وثيقًا بتاريخ البلاد وحضاراته المختلفة. و تجسد المدن التونسية ترسيب هذه العصور وهذه الحضارات من خلال الخصائص الحضرية والمعمارية التي تستمد أصلها من التاريخ القديم والحديث والمعاصر للبلاد. كانت الساحات العامة دائما أماكن مهيكلة في المدينة وفضاء للتطلع لاهم تصورات و انجازات الهندسة المعمارية الرائعة التي سارع إليها المهندسون المعماريون والمقاولون لعرض المعرفة الفنية و لنقل رسالة إيديولوجية وهوية.
على مدار تاريخها، اتخذت الساحات العامة في مدينة تونس أشكالًا مختلفة و استخدامات متعددة و ذلك حسب السياق السياسي والاجتماعي والاقتصادي للبلاد. كما كانت شاهدة على التطور العمراني للمدينة ومعبرة عن هويتها العمرانية والمعمارية. في فترة ما قبل الاستعمار، كانت الساحات العمومية عبارة عن مساحات صغيرة مقتطعة من النسيج السكني متواجدة داخل المدينة او على مستوى ابوابها. عدد هذه الساحات و شكلها ونوعية البناءات المتواجدة حولها تؤكد خاصية الطابع الانطوائي للمدينة العتيقة رمز العمارة العربية الإسلامية. خلال الفترة الاستعمارية ، تحولت الساحات العمومية الى فضاءات عامة للتجمع أو العيش المشترك أو اخذت شكل حدائق عمومية و تميزت بأشكال منتظمة ، وأبعاد أكبر كما تميزت ببناءات عامة او خاصة ذات خصوصيات معمارية متميزة. بعد الاستقلال، لم تمنع الجهود المبذولة لدفع البلاد وتطوير المدن والبنية التحتية والمرافق العامة الى التطرق الى مسالة الهوية الوطنية التي ضلت متأرجحة بين ماض قديم و تاريخ معاصر مما انعكس على شكل و دور الساحات العامة بالمدينة. كما أدى مناخ الدكتاتورية والقمع في الثمانينيات إلى زيادة تهميش الساحات العامة بتغيير دورها أو التسبب في بنائها و بالتالي موتها. لكن منذ الثورة اصبح المواطن التونسي اكثر تعلقا بالفضاء العام الذي سوغه الى استخدامات مختلفة ، معلنا بذلك عن علاقة جديدة بالآخر وبهويته.
يستكشف هذا المقال مفهوم الهوية بين الجانب النظري والخطاب الأيديولوجي ، ويدقق في الجانب التاريخي والعمراني والهوية للمدن التونسية. كما يحلل عملية تركيز الساحات العامة في مدينة تونس عبر التاريخ المعاصر و دورها في بعث هندسة معمارية خصوصية تعكس الهوية الوطنية في كل مرحلة في تاريخ البلاد. أخيرًا، يتطرق الى الشكل العمراني و المعماري كحامل للهوية ، ويطرح تساءلا حول اية هندسة معمارية يمكن ان تمثل الهوية التونسية.
Entrée d’index ↑ |
Mots-clés : Identité, histoire urbaine, spécificité urbaine et architecturale, Place publique, lieu
Keywords: Identity, urban history, urban and architectural specificity, Public square, place.
الكلمات المفاتيح: : الهوية، التاريخ الحضري، الخصوصية العمرانية والمعمارية، الساحة العامة، المكان.
Plan ↑ |
Introduction
1.L’identité d’un concept théorique à un discours idéologique
2.Charge historique et identitaire des villes tunisiennes
3.Recherche identitaire des places de Tunis pendant le Protectorat français
4.Recherche identitaire sur les places de Tunis depuis l’indépendance
Conclusion
Texte intégral ↑ |
L’identité n’est pas une donnée immuable, bien au contraire, c’est une construction socio-historique qui se transforme tout le long de notre histoire(1). Le concept d’identité est suffisamment englobant pour inclure des dimensions larges et duelles, au regard des questions de territorialités et de temporalités. Ainsi, il est approprié tant par les défenseurs du patrimoine et de l’architecture locale que par les protagonistes d’une image contemporaine pour la ville(2).
L’identité de la Tunisie est étroitement liée à son histoire et aux différentes civilisations qui s’y sont succédées. Mais la façon de relater l’histoire reste étroitement liée au contexte politique et aux enjeux socio-économiques et idéologiques du pays. Des lors, nous nous demandons si nous pouvons parler d’une identité unique de la Tunisie ou d’une identité plurielle à des temporalités différentes de l’histoire du pays. Quant à l’architecture et l’urbanisation des villes tunisiennes, nous pouvons évoquer une diversité typo-morphologiques qui puise son origine des époques punique, romaine, arabo-musulmane, coloniale, moderne et contemporaine. Nous cherchons dans le développement de cet article en quoi l’architecture peut être un porteur d’identité autrement dit, quelle architecture pour quelle identité tunisienne?
Les places publiques en tant que lieux structurants dans la vile, lieu de repère, de convivialité et d’urbanité ont été le théâtre d’une architecture spectaculaire où ou se sont précipités les grands architectes et entrepreneurs pour afficher un certain savoir faire-technique et artistique mais aussi pour transmettre un message idéologique. Nous nous demandons donc quel est le rôle des places publiques de la ville de Tunis dans l’affichage d’une architecture identitaire. Nous nous interrogeons également sur le processus de production de ces places en rapport avec les différentes temporalités de l’histoire de la ville pendant la période précoloniale, coloniale et postcoloniale voir même contemporaine.
Tout le long de cet article, nous tenterons de répondre aux interrogations suivantes :
- Peut-on parler d’une identité tunisienne ou des identités multiples ?
- Quelles sont les spécificités urbaines et architecturales des villes tunisiennes?
- Quel est le rôle des places publiques dans l’affichage d’une architecture identitaire dans la ville de Tunis ?
1.L’identité d’un concept théorique à un discours idéologique
Le concept d’identité est un concept intrinsèquement équivoque : il renvoie au même et à l’autre. Il désigne ainsi à la fois ce qui est propre à un individu ou à un groupe et ce qui le singularise. Etymologiquement, le terme identité est dérive du mot latin « idem » qui signifie le même, la même chose. C’est un concept central car il renvoie au fait d’être, d’exister et contient l’idée du rapport à l’autre(3). La littérature fait apparaitre l’identité collective qui signifie généralement « une manière d’habiter le temps et l’espace ». Elle est constituée non seulement de liens d’appartenance et de ressemblance mais aussi de représentations et de valeurs communes(4).
La notion d’identité est au croisement de la sociologie et de la psychologie, mais intéresse aussi la biologie, la philosophie et la géographie. Pour les géographes, la notion d’identité est multi-scalaire, elle est majoritairement mobilisée pour étudier la relation concrète ou symbolique des individus ou des groupes sociaux à l’espace(5).L’identité suggère un processus identitaire face à une agression ou une situation de panique. D’ailleurs pendant la période du Protectorat particulièrement entre 1920 et 1927 et face à une forte agression de l’administration coloniale et une forte ségrégation socio-économique, s’est levée des voix de restructuration identitaires prononcées par le mouvement syndicaliste tunisien. La réclamation des droits de liberté, d’égalité et de souveraineté passait par la mise en place d’une stratégie identitaire qui se repose sur trois paliers. Le premier étant le retour et la valorisation du passé, notamment l’identité arabo-musulmane ce qui instaure, en deuxième, lieu une altérité et suppose l’élaboration d’une stratégie de défense et de combat. En troisième lieu, l’identité devient une projection dans l’avenir qui transparait à partir de la lecture du passé. Elle se traduit par une forte revendication des libertés individuelles, du travail, d’association, de parole, de presse et de droit de pétition.
A l’indépendance et dans la vision moderniste de Bourguiba, la dimension arabe et musulmane dans l’identification nationale demeure, certes prépondérante, mais la personnalité du tunisien est plutôt « tunisienne », notion qui englobe non seulement les quatorze siècles de présence et de tradition arabo-musulmane, mais bien plus, un enracinement dans le passé de trois milles ans(6). La Tunisie a été païenne, juive, chrétienne et musulmane. Toutes ces civilisations qui se sont juxtaposées, superposées, enchevêtrés et prodigieusement assimilées, constituent un riche patrimoine. Tout cet héritage a façonné une identité tunisienne qui tire son originalité d’un métissage réuni de population et d’un brassage d’idées millénaires faisant d’elle finalement une personnalité africo-méditerranéenne(7).
Fig.1. Site archéologique Carthage -Sidi Bou Said
Fig.2. La médina de Tunis
La vision bourguibiste, qui s’est prolongée dans la politique de l’ex-Président Zine Abidine Ben Ali, a toujours soutenu la promotion d’une culture nationale avec une large ouverture sur la culture universelle(8). Désormais, elle a cherché à promouvoir une grande activité de fouilles et d’exploration archéologique ainsi que a mise en place d’une nouvelle politique culturelle « nationale », de la mise en valeur du Patrimoine historique et de l’élargissement de l’horizon identitaire et culturel. En plus, le Patrimoine archéologique antique, notamment l’époque romaine acquiert la valeur d’un produit touristique de qualité soigneusement mis à la disposition des visiteurs étrangers.
Après la révolution en 2011 et avec l’accès des mouvements islamistes au pouvoir, le discours identitaire a surgit de nouveau lors de la rédaction du premier article de la constitution et la qualification de la Tunisie comme étant un pays musulman ou un Etat civil ayant pour la religion l’islam et sa langue officielle étant l’arabe. Depuis neuf ans, la Tunisie passe par des moments difficiles sur les plans politique et économique et la question identitaire parait au centre des enjeux de tous les partis politiques.
2.Charge historique et identitaire des villes tunisiennes
L’histoire des villes tunisiennes ne peut pas se limiter aux médinas ni encore aux forts médiévaux mais s’étend à un passé antique. En effet, une des richesse du pays confirmées lors des premières expéditions françaises du XIXe siècle est le nombre et la qualité des sites archéologiques qui dépassent 3000 et renfermant la plus grande collection de mosaïque dans le monde. C’est ainsi qu’ à la différence de ce qui se produit dans d’autres contextes, les villes tunisiennes se sont formées et se sont transformées par couches successives suivant des logiques distinctes mais en demeurant toujours fidèles à l’idée que jamais les couches précédentes ne subiraient jamais un effacement définitif. La fascination qu’exercent ces villes repose sur leur profondeur historique, une profondeur visible et tangible, présente dans le vécu quotidien de leurs habitants. Même si la vie urbaine des sites archéologique s’est arrêtée avec le temps, leur rôle demeure incontournable dans l’orientation de l’extension et le développement les villes proches ou limitrophes. Désormais, ils se sont convertis en vecteur de développement économique et social à travers la promotion du secteur touristique.
Quant aux médinas qui se sont développées avec la période arabo-musulmane, elles continuent jusqu’à ce jour à vivre et à s’adapter avec le temps. Ces entités urbaines relèvent une spécificité typo-morphologique qui contraste avec la rigueur du tracé du cadastre romain. Dans un premier temps, les orientalistes considéraient les médinas comme des espaces de non urbanisme. Désormais, des études tardives effectuées avec le croisement des disciplines : celle de l’histoire, de la sociologie et de l’ethnologie…. font surgir une nouvelle concernant ces lieux. Ainsi, les médinas sont-elles désormais considérées comme étant une projection socioculturelle sur l’espace physique définissant ainsi des codes de vie, de cohabitation et de compromis d’une population.
Fig. 3. Juxtaposition du tissu médinal à la ville moderne de Tunis en 1914
Contrairement aux grandes destructions réalisées dans les médinas algériennes pour l’implantation des villes modernes, en Tunisie, les villes coloniales se sont implantées en juxtaposant les médinas. Ajoutons qu’un réel intérêt a été accordé aux interfaces de ces deux entités urbaines avec l’aménagement des zones de transition assurant plus de fluidité, de cohérence et de continuité. Il s’agit particulièrement de l’aménagement des places publiques, de l’adoption d’une architecture réconciliante du point de vue vocabulaire architectural et hauteur des constructions(9).
Depuis l’indépendance, le pouvoir politique a cherché à mettre en place des plans de restructuration et de développement des villes. Au départ, le souci était la maitrise de l’étalement urbain et la mise en place des équipements socio-collectifs de proximité (équipement de santé, d’enseignement et de culte,….). Ensuite, l’enjeu est plutôt de chercher des nouvelles extensions pour répondre à une forte demande de logement. C’est ainsi que s’est crée plusieurs organismes aménageurs (AFH, AFT et AFI, ARRU,…) qui ont permis une maîtrise foncière, réduit la spéculation foncière et offert des lots viabilisés pour tout type d’usage. Cette forte pression de produire des logements, des équipements et de l’infrastructure a poussé le pouvoir public à trouver des solutions techniques et financières assez contraignantes au dépend d’un vrai souci identitaire dans la production architecturale personnelle ou publique.
3.Recherche identitaire des places de Tunis pendant le Protectorat français
Durant leur longue histoire, les places publiques à Tunis ont pris différentes formes et ont été destinées à des usages multiples. Leur production urbaine et architecturale ne peut être dissociée du contextes politique, social et économique, ni des acteurs urbains qui ont agi à différents moments de cette histoire. Ainsi, les places étaient le résultat d’une sédimentation culturelle qui a conduit à une identité dynamique et hybride. Désormais, l’analyse de ces formes urbaines et architecturales relève des identités différenciées de point de vu aspect général de la place ou l’agencement de ses façades urbaines. Il en découle plusieurs temporalités dans l’histoire des places de Tunis parmi lesquelles on peut distinguer trois, la période précoloniale, puis durant le Protectorat et enfin depuis l’indépendance à nos jours.
Durant la période précoloniale, l’espace urbain se réduisait aux médinas qui regroupent les entités résidentielles, les équipements publics et les souks principaux espaces d’échange et de développement économiques. Toutes ces entités ont été rattachées à travers un réseau viaire hiérarchisé formé par des voies principales, des ruelles et des impasses qui desservent des lieux semi publics. Dans les médinas existaient également des dégagements au niveau des portes ou dans certains quartiers d’habitation. Les premiers, communément connues sous le toponyme d’« Errihab », assuraient une fonction d’échange entre l’espace citadin et l’espace rural et reprend les fonctions des places marchandes dans les villes médiévales européennes. Les secondes se repartissent dans la médina principalement dans les quartiers d’habitation permettant ainsi leur desserte ou l’accomplissement d’autres fonctions urbaines en rapport avec l’échange, le commerce ou divertissement. Dans ce premier temps, les places ont passé par une période d’influence dans laquelle, l’espace public transcrit un nouveau rapport à l’espace extérieur, caractérisé autrefois par la rupture, pour exprimer le franchissement et la continuité. Sur le plan architectural, ces mutations se traduisent par le changement de la forme de la place, de ses dimensions, des façades urbaines qui s’ouvrent totalement sur l’extérieur. C’est le cas des place Khaireddine, Hafawin ou de la Marine ou le franchissement de l’espace extérieur s’étend à travers un nouvel agencement des façades et la réalisation des balcons.
Durant la période du Protectorat, les changements sous la Régence ont eu un impact direct sur la forme, l’usage et la symbolique des places publiques selon les temporalités du pays et les enjeux politique, économiques et urbains de l’époque. En effet, dans les premières années du protectorat qui correspondaient à une période de mise en place du tracé de la ville moderne, les places publiques étaient le résultat d’un tracé conçu par les ingénieurs de l’administration coloniale. Toutefois, elles ont été le support de l’affichage d’une architecture classique triomphaliste, dite également du vainqueur, à travers laquelle l’administration coloniale a exprimé un rapport de force unilatéral. Citons tout particulièrement la Cathédrale de Tunis sur la place de la Résidence, le siège de la Banque d’Algérie et le siège de la Société française sur la place de Rome illustrant parfaitement ce style.
Dans la période de l’entre-deux guerres, les places publiques se généralisaient davantage dans la ville de Tunis et se distinguaient par une nouvelle mise en scène. Elles se sont dotées d’une enveloppe architecturale et se sont transformées en véritables lieux architecturés, support de vie et de pratiques sociales. D’une manière générale, les places parvis ainsi aménagées constituaient des lieux urbains où se déroulait une vie sociale et s’établissaient des rapports humains dans le cadre de rassemblements ou de manifestations. Quant au style architectural adopté autour des places de pendant cette période, nous pouvons confirmer qu’il était souvent disparate et répondait au contexte particulier.
En effet, dans les années vingt et quand un noyau syndical a émergé revendiquant les droits de la population locale face aux injustices généralisées de l’administration coloniale, cette dernière a cherché à établir un nouveau rapport à l’autre en dehors de forme de rejet et de rupture. La transcription de celle décision politique sur le plan architectural, s’est traduit par l’apparition d’un nouveau style qui cherche à se réconcilier avec le local afin d’amorcer une véritable appropriation de la production architecturale coloniale. Ce style métissé « l’arabisance » associait le style classique à l’architecture locale, conférait une nouvelle empreinte à l’architecture des bâtiments publics ou privés. Il dominait les bâtiments implantés principalement sur la Place de la Kasbah et sur la Place Pasteur et partiellement sur la Place Jeanne d’Arc où furent implantées l’Eglise et l’Ecole primaire Jeanne d’Arc. Par ailleurs, et dans les années trente-quarante, un nouveau style éclectique vit le jour et domine les façades urbaines donnant sur certaines places dont principalement celles d’Anatole France, de Place de la Monnaie et celle de Rome.
Fig. 4. « L’immeuble de l’horloge » dans un style éclectique ponctue la place Anatole dans les années trente.
Après la deuxième guerre mondiale et la défaite de l’Italie et des pays de l’axe, émerge un nouveau rapport de force poussant la Métropole à renforcer sa domination dans les colonies. En Tunisie, l’administration coloniale a consolidé sa politique de peuplement en encourageant l’arrivée massive des français et leur installation dans les grandes villes. Ainsi, sa préoccupation majeure était la reconstruction des villes sinistrées et l’étalement urbain. Dans la ville de Tunis, cette politique s’est matérialisée par une restructuration du centre-ville et le développement des banlieues. Néanmoins, toute intervention urbaine ne pouvait éviter les espaces publics, qui demeuraient les axes de desserte ou les espaces d’articulation de la ville. Dans ce contexte, la Municipalité de Tunis était amenée à intervenir sur certaines places, non pas dans un objectif d’embellissement ou de mise en valeur mais pour améliorer le fonctionnement général de la ville. L’intervention aux abords de la Place aux Moutons confirme cette orientation, à travers un projet qui visait le désenclavement du quartier et l’amélioration de l’accessibilité de la place. Le même souci s’est manifesté dans les travaux de réaménagement de la Place de la Kasbah, qui avaient pour objectif la transformation de la place en un parc- autos ou en un espace de stationnement. Les travaux de dégagement de la Porte de France confirmaient également le souci de l’administration communale à résoudre le problème de circulation et de stationnement au centre- ville au dépend d’une préoccupation esthétique ou d’embellissement
4.Recherche identitaire sur les places de Tunis depuis l’indépendance
Au lendemain de l’indépendance, la ville de Tunis commence un nouveau chapitre de son histoire marqué par un exode rural massif et par l’étalement urbain. D’ailleurs, les premières initiatives de planification ont cherché, entre autres, à doter la ville de Tunis de structures urbaines modernes, facilitant son accessibilité et sa desserte(10). Ces plans proposaient également de restructurer, d’embellir, de fusionner la ville moderne et la médina pour donner à la capitale une image à la fois moderne, fonctionnelle et esthétique. Puis, une grande volonté politique a décidé de transformer les anciens cimetières en espaces verts et de trouver de nouvelles réserves foncières pour la construction des nouveaux quartiers. Cette volonté politique s’est accompagnée d’une nouvelle mise en scène de l’espace public, qui s’orientait désormais vers la valorisation de la souveraineté du pays et de son indépendance.
Fig.5. La Place de la République : nouvelle image d’une Tunisie Moderne
Elle s’est concrétisée par l’enlèvement immédiat de toutes les statues érigées sur les places et par le changement des noms des rues et des places, qui symbolisaient la domination coloniale. Tout à fait consciente de ces nouveaux enjeux urbains, la Municipalité de Tunis a procédé dans un deuxième temps, à l’agrandissement et à l’aménagement de plusieurs espaces publics dans la ville dont, les travaux de viabilisation de l’avenue Gambatta, le dégagement des rues Bâb Sacdûn et Sîdî al-Bechîr et l’aménagement des places publiques au niveau des portes de la médina.
Fig. 6. Aménagement de la Place Bâb Sacdûn à la sortie Nord de la médina de Tunis. Source : A.M.T.
Fig. 7. Aménagement de la Place Bâb al-Jazîra au faubourg Sud de la médina de Tunis. Source : A.M.T.
Jusqu’aux années soixante-dix, le centre-ville, qui regroupait toutes les fonctions urbaines, demeurait le principal espace de concentration des activités tertiaires. Il monopolisait notamment, le réseau bancaire, les sièges des grandes sociétés, les loisirs et la culture. Pour confirmer la fonctionnalité et modernité du centre-ville, la Municipalité déployait de grands moyens pour réaménager certaines places existantes ou pour en créer d’autres. Nous songeons particulièrement aux travaux de réaménagement des places d’Afrique (ex-Square Jules Ferry), de la République (ex-Anatole France) et à la création de la place des Droits de l’Homme et la place Barcelone. Les deux premières furent transformées en places giratoires, pour faciliter la circulation au centre-ville. Quant aux dernières, elles finirent par revêtir l’aspect de jardins publics.
A partir de 1980, Tunis acquiert une nouvelle échelle et passe du statut de ville à celui de région urbaine, où la priorité est accordée à un nouveau repositionnement de la capitale dans sa configuration régionale et nationale. Dans ce nouveau contexte, les grands choix de l’Etat s’orientèrent plutôt vers la recherche de solutions fonctionnelles afin de réduire l’attraction de Tunis, freiner la centralisation des activités primordiales et diminuer la ségrégation socio-spatiale dans les périphéries proches. Le métro était un outil incontournable pour la réalisation de ces objectifs, mais son itinéraire s’est réalisé aux dépens des boulevards, des rues et des places de la capitale et a engendré l’enclavement de la place Barcelone et a réduit la place de la République à un simple rôle de transit. D’autres atteintes aux places publiques ont été enregistrées durant cette période. Nous nous référons ici à la concession des places à des institutions publiques ou privées, ce qui fut notamment le cas du square de l’avenue de Paris, qui a été cédé à la STAR et de la place du Port qui profita à la Bourse du Travail.
Dans un contexte d’oppression et de dictature qui commence dans les années quatre-vingt-dix, les places ne devraient pas être des lieux de rencontre et de loisir et de festivité, leur rôle se réduisait à un aspect purement fonctionnel lié à la circulation. C’est pour cela, qu’on autorise même leur construction malgré qu’ils soient des espaces publics inaliénables et prescriptibles. La construction de certaines places publiques à Tunis constitue une atteinte très grave pour l’espace urbain car elle constitue un acte irréversible engendrant la mort des places. Nous songeons notamment à la place Verdun, qui a disparu au profit de la construction de la mosquée El Fath ou encore à la Place d’Utique qui est devenue l’hypermarché Lafayette.
Fig.8. Crise des places et crise identitaire dans la ville de Tunis dans les années 1980.
Depuis la révolution, le citoyen tunisien a vécu un moment historique de réconciliation avec son espace public qu’il a transformé en vraie « agora urbaine ». En effet, la réappropriation de l’espace public a pris diverses formes et s’est accompagnée d’une création artistique. Tout d’abord, la reconquête de l’espace a été un acte physique qui a permis au peuple de se réapproprier la rue et d’en faire un lieu de communication, de liberté, de contestation, de célébrations et de prières. Parmi les événements les plus spectaculaires qui se sont produits dans le centre-ville de Tunis, nous retenons la fameuse manifestation du 14 janvier 2011 devant le Ministère de l’Intérieur, le sit-in de la « Kasbah » et celui de la place du Bardo à l’occasion du rassemblement » Errahil » en 2013.
Ensuite, la réappropriation de l’espace public s’est affirmée à travers des manifestations culturelles et artistiques. D’ailleurs, lors de l’événement « Tunis lit », de nombreux jeunes ont investi l’Avenue Habib Bourguiba, munis de livres. Ils ont occupé les gradins du théâtre municipal, la promenade et les environs de l’horloge, pour célébrer l’appropriation de la culture par l’espace public. De même, pendant la fête de la musique, une grande soirée a été organisée sur la promenade centrale de l’avenue, où un écran géant a été installé pour permettre à tout le monde de profiter de l’ambiance. Ainsi, l’actualité a réactivé la mémoire d’une avenue qui revient en force dans l’histoire politique de la Tunisie (11).Et pour cause, c’est une avenue dont la naissance remonte à plus de cent cinquante ans et qui demeure l’artère principale de la ville de Tunis, le lieu favori des Tunisois et l’image la plus marquante de la Tunisie. Cette avenue a conservé sa centralité et sa symbolique construite durant la période coloniale et demeure jusqu’à nos jours, un grand axe commercial, culturel, touristique et un espace d’animation dans la ville de Tunis.
Fig.9. Symbolique et valeur identitaire de l’avenue Habib Bourguiba depuis la révolution tunisienne 2011
Les places publiques en tant que lieux structurants dans la ville, lieu de repère, de convivialité et d’urbanité ont été le théâtre d’une architecture spectaculaire et un espace identitaire par excellence. Le processus de production des places, les changements qui sont survenus sur leur forme, leur fonction et leur vécu témoignent sur des identités multiples du pays à différentes temporalités de son histoire. Au moment où l’enjeu identitaire était de taille entre le colon et la population locale, les places publiques ont pris en charge l’expression d’une certaine dominance exprimée par une architecture classique et austère. Alors que dans une période ultérieure où l’administration coloniale a voulu atténuer le conflit et se réconcilier avec le local, cette politique s’est transcrite à travers une architecture arabisante s’inspirant du vocabulaire arabo-musulman dans des proportions autres. Le déboulonnage rapide des statues implantées sur les places publiques au lendemain de l’indépendance renvoie à la volonté de l’administration tunisienne de confirmer une identité nationale dans un pays récemment libéré. Avec le temps et au terme de nouveaux défis du pays face aux enjeux économiques et urbains, la question identitaire a été abandonnée. D’ailleurs, dans les grands projets urbains envisagés ou réalisés par la suite, on n’accordait aucune importance aux places publiques en termes d’implantation ou de caractère architectural et identitaire.
En revanche, pour faire face aux exigences de la durabilité de la ville de demain, les acteurs publics envisagent une nouvelle conception des villes ou des opérations de réaménagement qui favorisent la mobilité douce et la requalification des espaces publics. Alors, dans ce nouveau contexte, les places seront-elles au cœur de toute intervention urbaine et auront-elles de nouvelles dimensions urbaines et architecturales ? Quelle identité sera-t-elle apportée dans les nouveaux projets de la ville de Tunis?
Bibliographie ↑ |
BEN JEMIA, I. 2014 « L’identité en projets : Ville, architecture et patrimoine », Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, Paris, Éditions du Patrimoine, Vol 30/31: p.173-181.
BOUTAMINE Leila, note de lecture sur le thème Modernité et identité, IRMC
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Notes ↑ |
(1) Rabah Nabli, 2016, p.72.
(2) Ben Jemia, I. 2014, p.173-181
(3) Rabah Nabli, 2016, p.56.
(4) Raymon Boudon, 1999.
(5) Philippe Gervais-Lambony, 2004.
(6) Rabah Nabli, 2016, p.66.
(7) Rabah Nabli, 2016, p.67.
(8) Rabah Nabli, 2016, p.70..
(9) Ferjani Saloua, 2017.
(10) Jean-Marie Miossec, 1999. Samia Miossec-Kchir, Jean-Marie Miossec, 2009.
(11) Ben dana Kmar, 2014.
http://www.liberation.fr/monde/2014/08/13/avenue-bourguiba-la-conquete-du-droit-de-manifester_1080169
Pour citer cet article ↑ |
Ferjani Saloua, «Identité urbaine et architecturale à travers les places de Tunis», Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’architecture maghrébines [En ligne], n°11, année 2021.
URL : http://www.al-sabil.tn/?p=8179&preview=true
Auteur ↑ |
(*) Maitre-assistante à l’ENAU, membre L.A.A.M.