12 | 2021
L’église Saint Joseph à Houmet Souk Djerba : Un lieu de culte et de marquage identitaire Maltais.
Manel Ben Amara (*),
Résumé | Entrée-d’index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur
Résumé ↑ |
Les Maltais étaient une communauté dominante à Djerba et les habitants les plus importants en nombre de la ville de Houmet Souk durant le XIXe siècle. Ils avaient un poids considérable avant voire après l’installation du Protectorat Français qui les a favorisés.
En effet, les Maltais ont investi l’espace urbain d’accueil dans une volonté de se démarquer des différentes communautés et d’exprimer leur singularité par le biais de la construction de l’église Saint Joseph à Houmet Souk en 1848. L’église était non seulement le lieu de culte d’une communauté très conservatrice, mais encore un lieu de marquage identitaire. Elle s’avère un espace chargé de dimensions identitaires et un véritable moyen d’ancrage dans l’île de Djerba permettant de continuer à tisser des liens avec Malte.
Abstract
The Maltese were a dominant community in Djerba and the most important inhabitants of the town of Houmet Souk during the 19th century. They had considerable weight before and even after the installation of the French Protectorate, which further reinforced their weight.
Indeed, the Maltese community has invested the urban space of reception in a desire to stand out and express a striking otherness, essentially through the construction of the Saint Joseph church in Houmet Souk in 1848. The church was not only the place of worship of a very conservative community, but also a place of identity marking. It proves to be responsible for identity and a real means of anchoring in the host island while forging links with the island of Malta.
الملخص
كان المالطيون جالية مهيمنًة في جربة وأهم سكان حومة السوق خلال القرن التاسع عشر. كان لديهم وزن كبير قبل وحتى بعد تثبيت الحماية الفرنسية التي عززت وزنهم. في الواقع، استثمرت الجالية المالطية مجال الاستقبال الحضري بكل رغبة في التميز والتعبير عن الاختلاف الملفت للنظر وذلك بشكل أساسي من خلال بناء كنيسة القديس يوسف في حومة السوق سنة 1848. ولم تكن الكنيسة مجرد مكان عبادة لهذه الجالية المحافظة جدا بل أيضًا مكان لوسم الهوية. تبدو مسؤولة عن الهوية ووسيلة حقيقية للرسو في الجزيرة المضيفة مع إقامة روابط مع جزيرة مالطة.
Entrée d’index ↑ |
Mots-clés : Eglise Saint Joseph – communauté Maltaise – Djerba – marquage identitaire – Malte.
Keywords: Saint Joseph Church – Maltese community – Djerba – identity marking – Malta.
الكلمات المفاتيح: كنيسة القديس يوسف – الجالية المالطية – جربة – وسم الهوية – مالطا.
Plan ↑ |
Instroduction
1. Eglise Saint Joseph, un lieu de marquage identitaire entre 1848 et 1901
2. L’église Saint Joseph, un lieu de marquage identitaire entre 1901 et 1964
3. Style baroque Malais, savoir-faire et décoration intérieure
Conclusion
Texte intégral ↑ |
Le marquage identitaire des communautés issues de l’immigration est un phénomène complexe qui allie les différentes dimensions sociale et spatiale. Il relève d’un effet de visibilité légitimant le groupe social dans l’espace support de signes produits(1).
En effet, les interrelations des communautés avec le territoire s’opèrent par le biais de l’identité et font intervenir l’objet architectural et le tissu urbain. Le processus identitaire en tant qu’instrument de marquage de l’espace a été l’objet de plusieurs études(2). En affirmant la dimension identitaire du rapport espace- société, G. Di Méo(3) précise que l’identité, imprégnée d’un caractère social, concerne le groupe et qualifie aussi l’espace géographique et les territoires grâce aux interactions de l’homme avec son cadre de vie. Alors, un lien étroit entre la communauté, le territoire et l’identité est mis en évidence(4).
La dimension spatiale a beaucoup inspiré les architectes. L’étude de l’espace architectural comme support de marquage identitaire affirme l’importance du patrimoine bâti comme « révélateur […] d’un état de société et des questions qui l’habitent»(5). Ainsi, le rôle de la communauté Italienne dans le marquage de l’espace architectural Tunisien a-t-il fait l’objet d’études analytiques selon une approche historique. A ce sujet, L. Amma(6) a procédé à une étude archivistique pour identifier les acteurs et analyser la production architecturale essentiellement à travers l’immeuble de rapport de 1895-1935. Par ailleurs, les institutions scolaires Italiennes en Tunisie ont été analysées en tant que moyen de résistance à la puissance de la colonisation Française. A travers une étude analytique de la casa dei bambini Fortunata Morana, F. Matri(7) a démontré que cette institution illustrait les divers moyens de résistance allant de l’enseignement clandestin jusqu’à l’adoption d’un style architectural distinctif inspiré de l’architecture de la renaissance Italienne et revendiquant l’identité nationale des Italiens en Tunisie.
Le marquage identitaire de la communauté Maltaise en Tunisie et à Djerba constitue également un champ de recherche assez vaste. Les Maltais de Djerba tenaient à s’ancrer dans leur nouvelle île d’accueil tout en créant une continuité spatiale avec Malte. Ils ont produit des marques nettes et identifiables grâce à la construction de l’église Saint Joseph à Houmet Souk en 1848. Ce lieu de culte désigne un véritable marqueur d’identité Maltaise.
Nous examinerons dans cet article, le rôle de l’église Saint Joseph de Djerba en tant qu’espace de marquage identitaire et d’expression d’altérité. L’étude sera focalisée sur les périodes qui ont accompagné l’évolution de ce lieu de culte. Nous nous attarderons sur l’étude de la typologie du monument avant d’aborder son étude stylistique. Un intérêt particulier sera également porté au savoir-faire Maltais ainsi qu’à la décoration intérieure de l’église.
1. Eglise Saint Joseph, un lieu de marquage identitaire entre 1848 et 1901
Les Maltais à Djerba s’appropriaient le quartier en construisant l’église Saint Joseph, un repère urbain, qui légitime l’existence de la communauté migrante. Grace à sa situation stratégique et à ses caractéristiques architecturales spécifiques, l’église devient un référant bâti cultuel et identitaire.
1.1- Présentation de la communauté Maltaise et de son histoire de migration
L’établissement des Maltais en Tunisie et à Djerba remonte au premier tiers du XIXe siècle avec l’arrivée d’une douzaine de familles(8). Les premières statistiques officielles établies par l’église ont montré que le nombre des chrétiens atteint 200 en 1842. Il s’agit des catholiques dont la majorité était originaire de Malte(9). Durant la première moitié du XIXe siècle, les Maltais étaient les plus nombreux parmi les communautés européennes existantes dans la Régence comme l’indique leur nombre variant entre 6 mille et 7 mille personnes localisées essentiellement dans les villes côtières. La communauté Italienne comptait 4 mille personnes et les grecs environ 250. Tandis que les Français constituaient environ 50 ou 60 familles(10). En 1901, le nombre des Maltais en Tunisie s’élevait à 11 700 contre 7 000 en 1881(11). Depuis l’occupation Française de la Régence, la population Maltaise de Tunisie aurait doublé.
Les causes de la migration Maltaise en Tunisie et à Djerba(12) sont multiples. Les épidémies de choléra de 1813 et 1837 ont eu un impact considérable sur la vie de milliers de Maltais mais également sur le commerce à cause des restrictions de quarantaine. La forte croissance démographique a aussi aggravé la situation économique. Par ailleurs, l’abolition de la course en Méditerranée par les grandes puissances européennes, favorisant l’élargissement du régime des capitulations, a permis aux Maltais d’immigrer en Tunisie. L’occupation Française de l’Algérie en 1830, l’adoption d’un programme de réformes institutionnelles sous les règnes d’Ahmed Bey (1837-1855) et de ses successeurs jusqu’en 1881 et la politique du gouvernement du Bey dans le domaine de l’activité maritime ont aussi encouragé la migration Maltaise vers la Tunisie et vers Djerba. Le changement de statut juridique des étrangers européens a joué également un rôle fondamental. En effet, le traité du 8 août 1830 signé entre Hassine Bey et le Consul général de France a doté les forces européennes de plusieurs privilèges(13). La participation à la colonisation agricole de la Tunisie et l’acquisition des biens immobiliers ont permis aux Maltais de s’enraciner davantage en Tunisie.
1.2- Présentation de l’église Saint Joseph
En 1848, les catholiques de l’île reçoivent leur premier prêtre, le père Gaetano, Capucin de Ferrare. Ce dernier a construit l’église et le presbytère. Le maitre-autel, qui fut dédié à Notre Dame du Carmel, est tourné du côté du Midi(14).
Bâtie dans un terrain cédé par la famille Ben Ayed, l’église Saint Joseph se situe au cœur du quartier Maltais à Houmet Souk à Djerba, entourée par les fondouks.
Fig. 1 : Plan situation de l’église Saint Joseph.
Source. Illustration personnelle sur fond de carte de M.C CHASTONG.
Fig. 2 : Eglise Saint Joseph dans son site au cours du XIXe siècle.
Source. www.tunisie-cartespostales.com
1.3- Saint Joseph : Une église de forme carrée en référence aux églises Maltaises
Le premier lieu de culte de la communauté Maltaise était une petite église de forme carrée construite par les fidèles telle l’a décrite père Xerri « …C’est depuis 1848 que Djerba a eu un local distinct pour la célébration de Saints offices ; mais l’église primitive était loin d’avoir l’aspect et les dimensions de l’église actuelle»(15).
Certes, le facteur économique pourrait expliquer la construction d’une église de forme carré malgré l’existence de la typologie en croix latine à Malte durant cette période. En effet, la communauté migrante, tenant à se rattacher à ses croyances religieuses et à ses traditions, aurait été incitée à fréquenter un lieu de culte rassemblant ses membres, d’abord dans une cabane primitive en bois qui devient une petite église carrée, bâtie grâce à la charité des fidèles, comme en témoigne le père Xerri :« Les uns apportaient leur travail, les autres payaient de leur bourse et ainsi par les efforts réunis les chrétiens de Djerba ont construit une petite église carrée»(16).
La méthode et les matériaux de construction disponibles expliquent le choix de ce type d’église qui renvoie aux églises simples de Malte édifiées au XVIe siècle. Songeons à cet égard à la grande église conventuelle de l’Ordre à La Valette qui illustre bien cette idée.
En effet, l’église Saint Joseph fut construite en référence à la première église Maltaise simple de forme carrée, à savoir celle de Saint Georges de Qormi, dont la construction a débuté en 1584 et a été achevée vers 1610(17).
Fig. 3 : La façade de l’église avant 1901.
Source. Intervention personnelle sur photo de www.tunisie-cartespostales.com
Fig. 4 : Eglise Saint Joseph avant 1901.
Source. www.delcampe.net
2. L’église Saint Joseph, un lieu de marquage identitaire entre 1901 et 1964
La communauté Maltaise voulait se démarquer des Djerbiens et surtout des Français. Cette volonté s’est manifestée en particulier après l’application du décret de naturalisation de novembre 1921 et de la loi de naturalisation de décembre 1923 qui ont affecté le poids des Maltais divisés dès lors en deux groupes : une minorité Anglo-maltaise gardant sa nationalité d’origine et une majorité Franco-Maltaise. Certes, durant cette période, l’effectif des Maltais a connu une chute considérable. En 1936, ils n’occupent plus que le deuxième rang (193 personnes) après les Français (516 personnes), les Italiens se situant au troisième rang (58 personnes). Quant à la quatrième place elle était occupée par les grecs (10 personnes)(18).
Les Maltais n’ont cessé de s’opposer à la nationalisation Française. Leur réactions civiles à travers le travail associatif et l’expression journalistique, essentiellement le journal L’Ape maltese (L’Abeille maltaise)(19), en témoignent. Leur refus était d’ordre identitaire et religieux tel que l’affirme Carmel Sammut(20): « La première réaction des Maltais, lors de la publication du décret du 8 Novembre 1921, fut une relation de désarroi : prendre la nationalité Française, c’était saper les fondements de la communauté Maltaise qui allait être contaminée par le laïcisme et l’anticléricalisme Français»(21).
La religion est donc au cœur de l’identité Maltaise. Ainsi, la construction de l’église Saint Joseph Joue-t-elle un rôle fondamental dans le marquage identitaire grâce à son style baroque Maltais adopté dans une volonté de se démarquer dans le nouvel espace urbain d’accueil face au style néo-romain adopté par les autorités du Protectorat Français dans l’architecture religieuse et dans la construction des églises dans la Régence(22).
Par ailleurs, le missionnaire chargé de la paroisse Saint Joseph, l’abbé François Xerri qui l’administra de 1901 à 1946, était un Maltais de Xaghra sur l’île de Gozo. Sous son ministère, et grâce à l’amélioration des conditions économiques des Maltais, l’église a connu plusieurs modifications afin de s’adapter à la typologie en croix latine répandue et définitivement adoptée
En effet, cette typologie était proposée au cours de la première moitié du XVIIe siècle pour différentes églises Maltaises. Au début, celle à l’origine rattachée au collège de jésuite à La Valette et conçue par l’architecte Giuseppe Valeriano(23) puis plusieurs églises paroissiales de Naxxar, Attard, Saint Marie de Birkirkara, Mosta, Gharghur ,Senglea, Zebbug et Zurrieq étaient également en croix latine. Par ailleurs, certains lieux de culte de forme carré tels que l’église SaintGrégoire de Zejtun, les vieilles églises de Siggiewi et Lija, ultérieurement à Birmiftuh (Gudja) et l’église paroissiale de Saint Georges (vers 1630) se sont alignés à la nouvelle typologie en croix latine(24).
La toiture plate de l’église primitive Saint Joseph à Djerba a été remplacée par la voûte en berceau qui existe encore de nos jours. En 1906, le père Xerri a renouvelé l’intérieur du monument en ouvrant six grandes fenêtres, trois par côté. Par ailleurs, douze piliers avec chapiteaux et corniches furent dressés pour soutenir l’église(25). Ainsi, nous assistons à un changement de système structurel de toiture ainsi qu’à un changement au niveau des ouvertures ayant comme objectif d’assimiler davantage ce lieu de culte à l’église paroissiale de Saint Georges de Qormi dont le plan initial était à l’origine une simple boîte rectangulaire avec des arcs-doubleaux rattachés à des contreforts à l’extérieur(26). Elle était composée de travées étroites recouvertes d’une rangée de dalles en pierre. Quant aux ouvertures, elles étaient modestes puisqu’une très petite fenêtre perçait parfois la façade. Par la suite, le plafond à voûte en berceau recevait de petites ouvertures.
L’église Saint Joseph doit sa forme en croix latine à l’ajout des chapelles latérales. Durant son ministère entre 1854 et 1855, l’abbé André, Cazzol a remplacé l’ancienne échelle d’accès au presbytère par un escalier. Entre 1855 et 1869, le père Français Andrés Bois agrandit le chœur de l’église et tripla ses nefs(27).
De même façon, la genèse des églises en croix latine à Malte reposait sur l’ajout des bas-côtés ou des chapelles latérales(28). Et l’on retrouve à l’église saint Georges la même structure de bas-côté à trois travées.
Durant la période coloniale (1881-1964), l’église Saint Joseph a subi plusieurs modifications. Son intérieur fut entièrement renouvelé et le presbytère fut reconstruit par le père François Xerri (1901-1964). Entre 1949 et 1955, l’abbé Albert Venery y installa l’électricité. Dès lors, le monument conserva sa typologie en croix latine sans plus subir de changement structurel.
Fig. 5 : Evolution de la typologie de l’église entre 1855-1869.
Source. Intervention personnelle sur fond de plan réalisé par Anouar Ben Maiez.
Fig. 6 : Evolution de la typologie de l’église.
Source. Intervention personnelle sur photo du site www.alamyimages.fr
3. Style baroque Malais, savoir-faire et décoration intérieure
Grâce à son architecture, en particulier par son style baroque avec les caractéristiques maltaises symboliques, l’église Saint Joseph marquait l’espace urbain. En effet, le matériau et les éléments de décoration importés de Malte lui confient un caractère identitaire. Ce lieu de culte témoigne également d’un savoir-faire Maltais spécifique.
3.1- Le style baroque Maltais
3.1.1. Les influences baroques dans l’église Saint Joseph de Djerba
L’église a subi des modifications importantes traduisant l’influence baroque. Elles sont essentiellement liées au système structurel de la toiture ainsi qu’aux parties les plus importantes de la nef principale et des transepts et ce en références aux églises baroques Maltaises.
Les modifications au niveau des nefs et de l’abside, qui ont été à l’origine du passage à la typologie en croix latine expliquée précédemment, trouvent leurs échos dans les églises baroques à Malte. Ces dernières se différencient des églises du début du XVIIᵉ siècle à Malte essentiellement par les extrémités des absides, l’attique et la voûte percée de hautes fenêtres verticales(29).
La voûte en berceau, reposant sur des arcs-doubleaux, percée de hautes fenêtres verticales : un système structurel qui remplaçait progressivement le plafond plat rapproche davantage l’église Saint Joseph aux églises Maltaises. On cite à ce propos l’église de Saint Paul à Rabat, Saint Nicolas et l’église collégiale des jésuites à La Valette.
Fig. 7 : Toiture de l’église Saint Joseph.
Source. Photo de l’auteure.
Fig. 8 : Intérieur de l’église Saint Joseph.
Source. Photo de l’auteure.
3.1.2. Façade de style baroque Maltais
Avant 1901, l’église Saint Joseph adoptait la première typologie des façades baroques à Malte, caractérisée essentiellement par la verticalité(30), en référence à Saint Marc de Gerolamo Cassar (1571), la première église Maltaise ayant adopté ce type de façade.
La nef principale de l’église a été surélevée et reliée aux ailes par des ailerons de forme concave. On remarque l’absence d’ordres superposés. Cependant, la façade se caractérise par une affirmation prononcée de la verticalité.
A partir de 1901, l’ajout des tours simples aux ailes de l’église à l’image de celles des premières églises Maltaises(31) permet d’affirmer davantage la signalétique du monument de la même façon que l’église conventionnelle Saint Jean à La Valette (1660) et les églises Maltaises qui marquaient l’espace urbain par les grands dômes et les beffrois. Citons à ce propos la cathédrale Saint-Paul de Mdina reconstruite entre 1696 et 1705 ainsi que d’autres églises baroques remarquables conçues aussi par l’architecte Gafà(32).
Le style baroque Maltais s’avère un style identitaire et un langage architectural enraciné dans la mémoire des migrants Maltais associé essentiellement à l’espace de culte de l’île natale.
Fig. 9 : L’église Saint Joseph en 1947.
Source. www.picclick.fr
3.2- La décoration intérieure
3.2.1. Le matériau de décoration apporté de Malte
Les chapiteaux des colonnes décorant l’intérieur de l’église Saint Joseph sont sculptés en pierre calcaire importée de Malte. Il s’agit du calcaire inférieur de Gobigerina de couleur mie(33).
C’est un excellent matériau de décoration en raison de la facilité de son façonnage qui a beaucoup inspiré les sculpteurs et les architectes Maltais. Songeons à cet égard aux chapiteaux aux feuilles d’acanthe de la façade de la vieille église paroissiale de Birkirkara (1617).
Le choix du matériau importé de Malte malgré l’existence de la pierre calcaire à Djerba s’explique par la volonté de créer un lien matériel et symbolique avec le pays natal.
3.2.2. Les éléments décoratifs à l’intérieur de l’église
L’église Saint Joseph de Djerba établit également un lien avec Malte grâce à certains éléments de décoration importés par les Maltais. Le prêtre André Bois apporta de Malte une image de la Sainte Lucie(34) en cire, renfermant ses répliques et un crucifix de grandeur naturelle(35). Par ailleurs, la croix du Saint Damien(36) qui se trouve au milieu de l’abside fait référence à Ravenne en Italie. L’original se trouve à Assise tel que l’affirme père Matteo Lando(37) :« Assise était la ville de Saint-François d’Assise, un des saints patrons très connus d’Italie auquel l’église de Djerba a été (re)consacrée après sa restauration»(38).
Fig. 10 : La croix qui se trouve au milieu de l’abside.
Source. 1001Tunisie/ Pierre Gacin@paliais photos.com
Fig. 11 : Image de la Sainte Lucie.
Source. Photo de l’auteure.
3.3- Le savoir-faire Maltais
Les Maltais de Djerba étaient des maçons reconnus par leur travail minutieux. Ils excellaient également dans l’ornementation, la menuiserie et la ferronnerie. En effet, bâtie par la communauté Maltaise, l’église Saint Joseph expose un savoir-faire Maltais particulier essentiellement au niveau des chapiteaux décorant son intérieur et au niveau des cloches.
Le père Matteo Lando affirme que : «Les chapiteaux ont été sculptés par un ciseau Gozitain et sont en pierre de Malte »(39). Par ailleurs, une des deux cloches de l’église a été trouvée récemment (en 2018) enterrée dans le presbytère. Elle est de style baroque et construite par le plus grand fondateur de cloches de l’histoire Maltaise, Gulju Cauchi ou Giuliano Cauchi (1829-1904) Maltais originaire d’In-Nadur (Gozo). Cet artisan était issu d’une famille de fondeurs, dont l’atelier était à Ghajn Dwieli(40).
Fig. 11 : Détail de chapiteau taillé à la main par les Maltais.
Source. 1001Tunisie/ Pierre Gacin@paliais photos.com
Fig. 11 : La cloche de l’église Saint Joseph.
Source. www.kapitalis.com
L’église Saint Joseph de Djerba était le lieu de culte des Maltais et un espace de marquage identitaire. Elle jouait un rôle fondamental dans l’ancrage de la communauté migrante dans son nouvel espace urbain d’accueil.
En effet, les Maltais ont construit une église à l’image de celles de Malte. Ils ont opté pour la première typologie simple de forme carrée en référence à Saint Georges de Qormi la première église Maltaise ayant adopté cette typologie. Par la suite, ils ont adapté structurellement leur église à la croix latine, typologie répandue et définitivement adoptée à Malte.
Par ailleurs, le style baroque Maltais de l’église Saint Joseph est chargé de dimensions identitaires. Ces influences sont nettes au niveau du changement du système structurel ainsi qu’au niveau de la façade. En effet, la communauté Maltaise a choisi la première typologie des façades baroques Maltaises en se référant plus précisément à Saint Marc de Gerolamo Cassar (1571) à Rabat, la première église ayant adopté cette typologie.
Grâce au matériau et à certains éléments de décoration importés de Malte, ce lieu de culte renforce le lien spatial entre Djerba, l’île d’accueil et le pays natal.
L’église a connu un déclin, après son âge d’or (1901-1964) durant la période du ministère de l’abbé François Xerry. En 1964, à la suite du Modus Vivendi(41) entre la république Tunisienne et le Saint Siège, elle a été cédée au gouvernement Tunisien(42). Durant la période d’arrêt de sa fonction d’église entre 1964 et 2005, le monument a abrité la fonction de bibliothèque puis de salle de sport. Quant au presbytère, propriété du diocèse, il continuait à accueillir le service dominical. En 2005, l’église Saint Joseph est rendue au service de la communauté catholique pour assurer son rôle de lieu de culte(43).
En effet, la patrimonialisation, forme de marquage et support d’une appropriation de l’espace(44), demeure une politique efficace de conservation et de transmission des traces du marquage identitaire. Il s’agit ainsi de redonner vie à un patrimoine en péril qui risque de tomber dans l’oubli suite à sa désaffection(45). L’archevêché de Tunis a récemment restauré l’église Saint Joseph en collaboration avec l’association pour la sauvegarde de l’île de Djerba. Une telle initiative sauvegarde le rôle de ce monument en tant que véritable marqueur d’identité Maltaise.
Bibliographie ↑ |
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Interview
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Notes ↑ |
(1) Vincent Veschambre, 2004, p. 74.
(2) Guy Di Méo, 2002.
(3) Guy Di Méo est un géographe Français né en 1945, spécialiste de la géographie sociale et culturelle.
(4) Guy Di Méo, 2007. p.14.
(5) Françoise Choay, 1996, p. 9-10.
(6) Leila Ammar, 2016.
(7) Faiza Matri, 2019.
(8) حسن العنابي، 1996، ص 129
(9) Pierre Soumille, 1981, pp. 31-38.
(10) Jean Gagniage, 1957, p. 171.
(11) Carmel Sammut, 1973, p. 426.
(12) Notre étude de la migration de la communauté Maltaise à Djerba et ses causes est fondée sur les recherches faites par Moncef Barbou, 2013.
(13) La communauté Anglo-Maltaise dépendait juridiquement du Consul Anglais.
(14) Extrait du manuscrit de François-Xerri , Archives de la archidiocèse de Tunis.
(15) Extrait du manuscrit de François-Xerri , Archives de la archidiocèse de Tunis.
(16) Extrait du manuscrit de François-Xerri , Archives de la archidiocèse de Tunis.
(17) Claude Busuttil, 2018, p . 681-680.
(18) حسن العنابي ، 1996 ص 150.
(19) Voir Manel Ben Amara, 2021.
(20) Historien, sociologue et ethnologue Maltais né à Tunis.
(21) Carmel Sammut, 1973, p. 431.
(22) Voir Saloua Ouerghemi, 2011.
(23) Claude Busuttil, 2018, p. 681.
(24) Claude Busuttil, 2018, p. 681.
(25) Extrait du manuscrit de François-Xerri , Archives de la archidiocèse de Tunis.
(26) Claude Busuttil, 2018, p. 680.
(27) Extrait du manuscrit de François-Xerri , Archives de la archidiocèse de Tunis.
(28) À l’église conventuelle de SaintJean à La Valette, comme à l’église SaintMarc à Rabat, à l’église carmélite de La Valette et à quelques autres églises appartenant à des ordres religieux, des chapelles latérales ont été ajoutées à la nef principale du bâtiment.
(29) Claude Busuttil, 2018, p. 686.
(30) Pour les caractéristiques de la première typologie des façades baroques Maltaises, voir Claude Busuttil, 2018, p. 688.
(31) Citons comme exemples les tours occidentales de l’église paroissiale de Tarxien et de Birkirkara à Malte.
(32) Citons comme exemples l’église de Saint-Laurent à Birgu (1681-1697) et la cathédrale de l’Assomption à Victoria à Gozo (1697-1711).
(33) Claude Busuttil, 2018, p. 662.
(34) La Sainte Lucie apportait aide et nourriture aux chrétiens qui se cachaient dans les catacombes de Syracuse. Elle porte sur la tête une couronne de bougies afin d’éclairer son chemin tout en ayant les mains libres pour porter la plus grande quantité possible de provision.
(35) Extrait du manuscrit de François-Xerri , Archives de la archidiocèse de Tunis.
(36) Saint Damien et Saint Côme étaient frères nés en Arabie d’une mère chrétienne. Ils excellaient dans la médecine et soignaient les hommes sans être payés.
(37) Père de l’église catholique Saint Joseph à Djerba. Il est un prêtre Italien d’origine résident en Tunisie depuis 2017.
(38) Amel Djait, 2020.
(39) Extrait du manuscrit de François-Xerri, Archives de la archidiocèse de Tunis.
(40) Jean Bruschini, 2018, p. 28.
(41) Modus Vivendi est une expression latine qui signifie littéralement « manière de vivre ».
(42) Le Modus Vivendi de 1964 signé entre la république Tunisienne et le Saint Siège a permis la cession des biens de l’église catholique en Tunisie.
(43) Evêché de Tunis, 2005, p. 9.
(44) Vincent Veschambre, 2000.
(45) Manel Ben Amara, 2021.
Pour citer cet article ↑ |
Manel BEN AMARA, « L’église Saint Joseph à Houmet Souk Djerba : Un lieu de culte et de marquage identitaire Maltais », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’architecture maghrébines [En ligne], n°12, année 2021.
URL : http://www.al-sabil.tn/?p=8770
Auteur ↑ |
(*) Architecte urbaniste, doctorante en Architecture.