12 | 2021
Compte-rendu de l’ouvrage : Architecture de la contre-révolution, l’armée française dans le nord de l’Algérie, Paris, éditions B42, 2019 de Samia Henni.
Sami Boufassa (*),
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La guerre de libération (1954-1962) façonne le territoire mais pas seulement avec les armes, l’architecture y participe; elle devient propagande. C’est l’idée maitresse du livre de Samia Heni. Un livre en plus pour enrichir la bibliographie de cette architecture d’Algérie de la période coloniale. Après ses études à l’école polytechnique d’architecture et d’urbanisme d’Alger, Heni obtient son doctorat en histoire et en théorie de l’architecture à l’école polytechnique fédérale de Zurich. Son travail sur la production architecturale durant la guerre de libération est étroitement lié à la politique coloniale de l’époque. L’état de guerre que vit le pays est palpable dans chaque paragraphe. La contre révolution par l’architecture est la stratégie du pouvoir colonial afin de pacifier le territoire et isoler les insurgés par rapport aux civils algériens. Le terrain d’investigation de Henni fusionne avec le terrain de guerre. Les maquis du FLN obligent le pouvoir colonial à cerner le monde rural par la création des centres de regroupements. Les bidonvilles, terroir de résistance, sont investis par des officiers des SAU et remodelés. Tout une politique d’habitat est lancée afin de nuire aux revendications des indépendantistes. Richement documenté, les exemples sont variés et couvrent tout le territoire de l’ancienne colonie. Décideurs et acteurs sont dument scrutés, leur participation dans la contre révolution à travers les institutions de l’Etat français est mise à jour. On y trouve l’ethnologue Germaine Tillon, l’écrivain Alain Peyrefitte, des hauts fonctionnaires comme Jean Monet (principal promoteur du plan de Constantine), Paul Delouvrier (délégué général du gouvernement) et Maurice Papon (inspecteur général de l’administration et préfet du département de Constantine).
Le livre s’organise en 10 chapitres sans une réelle suite chronologique car la durée est condensée dans les sept années de guerre. Les sujets développés s’enchainent et s’imbriquent en même temps. Ce sont les thèmes abordés qui définissent l’organisation de l’ensemble. Ainsi les centres de regroupement, leur évolution, la politique de propagande et la censure qui leur sont consacrés, prennent la grande part des chapitres (1, 2,3 et 7). Les différentes typologies d’habitat des centres urbains sont analysées dans les chapitres (4, 5, et 8). Quant aux bidonvilles, leur amélioration et les cités de recasement qui s’en suivent, on les trouve au chapitre (6). La création tardive de la nouvelle cité administrative du gouvernement d’Alger est réservée au chapitre 9. Le dixième chapitre décrit la transition vers l’indépendance avec toute l’ambiguïté de la politique française de coopération qui s’ensuit.
Le livre s’inscrit dans une nouvelle historiographie architecturale postcoloniale. Henni place le colonisé au centre. Il n’est plus à la lisière de l’histoire mais tout tourne autour de lui. Le pouvoir colonial et son architecture sont orientés constamment vers ce maillon faible de ces trois derniers siècles. Une différenciation avec la tradition historique d’usage qui fait généralement de l’esthétique et de son évolution stylistique l’essence même des travaux. Une vision décoloniale par sa déconstruction du discours officiel. Henni arrive tout au long des pages, à réécrire un contexte de guerre dont l’architecture est l’arme de pacification. La version officielle est mise à l’épreuve par une réflexion dont l’essentiel est le sort du colonisé. Ainsi des centres de regroupement, il y a déplacement forcé, concentration et traitement inhumains. De l’amélioration des bidonvilles, il y a surveillance et répression. Des projets de logements semi-urbains, il y a propagande. La position de Henni est claire et nette. Sans aborder la dimension sociologique ou esthétique, elle arrive à focaliser toute l’attention sur le mécanisme de pacification du pouvoir colonial.
Toujours est-il et malgré l’intérêt du texte et son originalité, n n’apporte rien de nouveau sur les pratiques de l’armée française en Algérie. La pacification et la domination par l’architecture est une constante du pouvoir colonial. Les écrits du XIXe siècle dés militaires comme Bugeaud, Richard et Lapasset sont éloquents. À part quelques phrases, Henni omit de situer le travail dans l’histoire de la colonisation. Seul le maréchal Lyautey est cité quand il s’agit de la généalogie de la pacification (p58). Aucune référence non plus des GMS (groupe mobile de sécurité) réservés en grande partie aux contingents des Harkis et de leurs familles. Des centres formés de baraques sont réalisés pour ces familles: c’est aussi une architecture de la contre-révolution.
Si les mécanismes de la contre révolution sont lisibles dans les centres de regroupement et dans les bidonvilles, ils restent flous dans les projets d’habitation. La propagande à l’encontre de la population algérienne à travers les ensembles d’habitat est diluée dans une information abondante. Sur ce point, deux éléments sont à signaler: la construction de tout bâtiment durant cette guerre, est-elle une contre-révolution? Qu’en est-il des équipements collectifs (écoles, hôpitaux, prisons et autres). On reste sur notre faim sur ce côté. La comparaison des réalisations de l’habitat collectif durant la grande guerre de libération à celles réalisées en France à l’après deuxième guerre mondiale affaiblit la thèse du livre. S’il y a similitude dans la conception des grands ensembles, ce n’est pas le même contexte politique et socio culturel.
La partie réservée à la création de la nouvelle cité administrative du Rocher noir fait tache au reste du livre. Différente par son objectif (protection des fonctionnaires français contre les agressions de l’OAS) et par ses qualités architecturales qui dépassent largement celles réservées aux Algériens. A coté de cela, Henni n’hésite pas à relater les déboires des salaires des architectes de la cité de Rocher Fort: Hoÿm de Marien et Bachelot.
Le manque de recul et l’absence de théorisation et de la mise en place de concepts donne au texte l’aspect d’une accumulation de données. L’abondance d’informations n’est pas épaulée par aucune réflexion conceptuelle.
Le tout se termine par un diagnostic sur la politique française postcoloniale en Algérie: la coopération ou une politique de domination à distance. Le plan de Constantine est poursuivi au-delà de la déclaration d’indépendance en 1962 mais sans information sur le devenir des chantiers. La politique du gouvernement socialiste de l’Algérie indépendante lance au début des années 1970 le projet de 1000 villages socialistes destiné à la population rurale: une idée déjà présente durant la guerre de libération. L’architecture des grands ensembles prennent le dessus dans le paysage urbain algérien. Cette fabrication de l’espace est-elle donc une conséquence de la coopération franco-algérienne? Henni ne donne pas de réponse.
Pour citer cet article ↑ |
Sami Boufassa, Compte-rendu de l’ouvrage : Architecture de la contre-révolution, l’armée française dans le nord de l’Algérie, Paris, éditions B42, 2019 de Samia Henni », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’architecture maghrébines [En ligne], n°12, année 2021.
URL : http://www.al-sabil.tn/?p=8800
Auteur ↑ |
(*) Maître de conférences, Université A. Mira, Département d’Architecture de Bejaia, Algérie.